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FESTIVAL D'AVIGNON

Du corps en Avignon.

Le corps traverse quasiment toutes les oeuvres du Festival d’Avignon. Si lors de l’édition de 2005 où Jan Fabre était l’artiste associé, il nous était imposé comme une provocation, cette année il crée un langage. Pour certains spectateurs, c’est une révélation. Pour moi, c’est un bonheur particulier de pouvoir appréhender le texte à partir de la danse comme me l’a permis  Maguy Marin. Mais tous les artistes n’intègrent pas cette complexité de la même façon.

Chez les allemands Falck Richter et Anouk van Dijk, «Trust», est joliment nommé «chorégraphie textuelle». Ici, « l’homme devient une sorte de dessin au crayon à papier aux contours incertains et perdus». Ce flou est incarné par dix acteurs (dont un musicien) qui opèrent un grand écart permanent entre l’intime et le mondial, l’individu et le groupe, l’amour du jeu et le jeu de l’amour. Les corps s’écroulent sur les canapés, forment des grappes le long des échafaudages, s’enroulent puis se perdent dans l’espace. Un couple se déchire parce qu’elle dépense, comme une banque mondiale, des milliards d’euros virtuels qu’il n’a pas. Elle croit avoir été avec lui trois semaines il y a quatorze ans, mais il s’entête à lui rappeler qu’ils sont ensemble depuis quatorze ans, mais qu’elle est partie il y a trois semaines…
Le texte est une logorrhée verbale sur le déclin de l’humain (et au passage de l’humanité). Le discours est connu. Est-il sincère, vrai ? Me bouleverse-t-il pour interroger, questionner, mettre en doute ? Tout sonne comme une évidence d’autant plus que la danse est convoquée, non pour créer un métalangage, mais pour servir, illustrer un texte vif, mais sans visée. Ici le corps n’est pas « politique » mais assujetti au politique, au texte de Richter. « Trust » glisse peu à peu vers le « produit » théâtral parfait. La danse donne de l’image, le texte un son entendable et le tout séduit. Mais surtout, le corps ne porte aucun stigmate de la souffrance parce que Richter s’en fout. C’est beau, mais vide.

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« Pour en finir avec Bérénice », tentative théâtrale du chorégraphe Faustin Linyekula pour évoquer la colonisation, emprunte le même chemin que « Trust ». En transposant Bérénice (reine de Palestine qui s’exila à Rome par amour pour Titus, son colonisateur) dans son pays (le Congo), Faustin Linyekula tente de démontrer qu’entre les mots et les corps, il y a le chaos produit par la colonisation. Sauf qu’il délimite en permanence sa chorégraphie (puisqu’il danse sur un côté de la scène et parfois en fond) du jeu des acteurs. Les langages se superposent, mais ne s’articulent pas comme s’il séparait ce que la colonisation savait si bien fusionner. En imposant une langue et son langage du corps, les colonisateurs ont réduit des pans entiers de la culture congolaise. Pour incarner ce processus, Faustin Linyekula danse pour illustrer et créer de l’image. Il « colonise » le texte par un corps qui danse, là où il aurait pu offrir une chorégraphie engagée sur les blessures du corps provoquée par une langue maltraitée. Il peut toujours nous effrayer quand les acteurs proposent de le faire disparaître comme acte de résistance. Trop tard…

Quelques jours auparavant, l’Espagnole Angelica Liddell avait bouleversé le public avec « La casa de la fuerza», puis avec « El ano de Ricardo ». Ici, le corps est politique parce qu’il fait texte. Dans « la casa », nul besoin d’une danse pour illustrer. Le corps est propos. Quand qu’elle est désespérée, Angélica se fait des scarifications sur scène. Tandis qu’elle sent son coeur saigner de tristesse, elle se fait faire une prise de sang pour immaculer ensuite son chemisier blanc. Avec elle, le corps est sexuel parce que textuel. C’est encore plus frappant avec «el ano de Ricardo» où elle incarne LE dictateur. Ses corps « politique » et biologique se fondent parce que tout est lié. « Comment aurait été Lénine s’il n’avait pas été malade » se plaît-elle à dire alors que son corps porte les stigmates de la dépression, qu’elle pisse, qu’elle boit, qu’elle fume,…A côté, son bouffon, muet aux cheveux blonds mal colorés, improvise quelques mouvements d’une grande grâce.

À sa logorrhée, son silence devient le nôtre. Avec Angelica Liddell, ce qui fait danse est un corps qui secrète, qui est traversé par la musique parce qu’elle a toujours accompagné nos métamorphoses. Avec Angelica, boire et manger sont des actes artistiques à l’image de « nourritures terrestres » qu’elle poétise à outrance, mais avec respect. Elle a fait exploser bien des codes établis de la représentation comme si son engagement physique sur scène était sa réponse aux menaces d’uniformisation qui pèsent sur le spectacle vivant. Elle nous déculpabilise en nous aidant à prendre conscience que notre corps est la meilleure voie pour comprendre la danse.

Par sa force, Angelica Liddell nous engage à résister contre ceux qui voudraient manipuler le corps comme «objet artistique ».
Vive la réévolution !
Pascal Bély – www.festivalier.net

“Pour en finir avec Bérénice” de Faustin Linyekula au Festival d’Avignon du 17 au 24 juillet 2010.

“La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell au Festival d’Avignon du 10 au 13 juillet 2010.

“Trust” de Falk Richter et Anouk Van Dijk au Festival d’Avignon du 17 au 19 juillet 2010.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au Festival d’Avignon, Stanislas Nordey, dépassé par le système.

Cinq heures, trois actes et une évidence : je n’aime pas être caressé dans le sens du poil. Cela me donne des démangeaisons.
« Das System », de l’auteur allemand Falk Richter, mise en scène par le Français Stanislas Nordey, est une immersion dans « un théâtre politique de notre époque », celle des images en boucle de l’effondrement des tours du World Trade Center, celle où les Allemands ont envoyé leurs militaires en Afghanistan. Alors que nous vivons une dépression économique, sociale et écologique, Stanislas Nordey nous balance un texte sur la guerre en Irak, contre Bush, à partir d’un triptyque qui voit se succéder un pamphlet anti-américain, une fable et une fiction percutante sur le consulting moderne.
Face à l’agression des Américains, Nordey répond sur le même registre (quelle paresse…): pas d’image (adieu le théâtre post-moderne), corps quasi statique (à l’exception d’une danse ridicule et sans objet sur un air de Françoise Hardy; les américains, eux, cachent le corps des morts) mais surtout un texte d’une violence inouïe (les faucons de Bush ont la même rhétorique).
Les comédiens (tous exceptionnels) semblent jouer sous la contrainte d’un metteur en scène tout puissant qui leur fait débiter des mots ciselés, sans autre échappatoire que de nous regarder longuement dans les yeux, de faire un petit tour par l’arrière-scène ou de se coucher pour en finir. La durée assomme car, sous couvert de changer la forme du propos, il nous répète à trois reprises la même chose: putain d’américains, salope de Merkel, connards de consultants d’entreprise. En prime, une petite fable sur l’homme dépendant de sa voiture qui fait les courses à sa place! Et comme si cela ne suffisait pas, on fait dire des paroles d’adultes à un enfant. Éthiquement contestable.
Le plus inquiétant dans cette proposition, c’est qu’elle utilise les mêmes armes du système dénoncé: mise en scène verticale, approche manichéenne du monde (la complexité n’effleure même pas Nordey qui se contente de coller au texte de Richter. J’ai rarement vu un metteur en scène aussi dépendant d’un auteur!), approche culpabilisante (« nous savons ce que vous ne pouvez pas savoir»). Cette approche géopolitique bipolaire (les gentils et les méchants… Sur ce registre, « Les guignols de l’Info » sont plus drôles) confortent les spectateurs de gauche dans leur vision bloquée d’un monde bien plus lisible quand il n’y avait que l’Est et l’Ouest. Nordey pense que le théâtre politique est l’espace pour exprimer la colère. Cela le conduit à répéter inlassablement la même mise en scène quelque soit le contexte (à lire ma critique sur « Gênes 01 » sur l’assassinat d’un manifestant lors du sommet du G8 en 2001). Soit. À ce rythme, il nous proposera demain, avec son décor dépouillé, ses rampes de lumières, ses acteurs mortifères, la dénonciation de la gauche socialiste française de 2007!Sauf que le monde va bouger bien plus vite que la pensée linéaire de Falk Richter.  À peine dénonce-t-il Bush que les Américains s’apprêtent peut-être à voter pour un candidat noir. À peine décrit-il la toute puissance de la voiture dans une de ses fables, que le pétrole cher va obliger toutes les sociétés à revoir leur dépendance aux énergies ; à peine évoque-il le modèle dictatorial de l’entreprise, qu’émerge ici et là des assemblées d’actionnaires avides de démocratie et où la crise des subprimes fait vaciller le système. À coller à l’actualité, Richter et Nordey font comme les chaînes d’information continue: des images en boucle, une incapacité à prendre de la hauteur pour nous offrir un nouveau paradigme.
« Das System » est un théâtre de texte inscrit dans un modèle sociétal archaïque. Il empêche le spectateur de penser par lui même, de créer son propre système de représentation. La fonction du théâtre politique consiste à dépasser les clivages tout en dénonçant les barbaries ; à ouvrir l’espace de l’imaginaire dans lequel chacun va pouvoir se projeter dans une utopie.
Oublions donc ce théâtre de sensations et souvenons-nous. C’était à Avignon, l’été dernier. « Le silence des communistes » mis en scène par Jean-Pierre Vincent à partir d’un dialogue entre Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin. Trois comédiens exceptionnels ont incarné un syndicaliste et deux anciens responsables communistes s’interrogeant sur l’avenir de la gauche italienne en période Berlusconienne. Ce fut un triomphe, un moment inoubliable de théâtre qui a redonné aux citoyens de gauche un espoir dans la refondation (cette pièce sera en tournée à partir de l’automne 2008) :

« Notre avenir est incertain, mais peut-être que l’incertitude, personnelle et collective, est la condition dans laquelle nous devons nous habituer à vivre » Myriam Mafai.

« Je suis toujours plus convaincu qu’il y a quelque chose de plus important que la redéfinition de la gauche à travers son identité présumée : il faut chercher une identité nouvelle, ouverte sur des thèmes qui vont au-delà de notre monde politicien. Pour réformer la res publica, nous devons avant tout nous réformer nous-mêmes. Commençons par le langage . » Vittorio Foa

Pascal Bély – Le Tadorne

 «Das System» par Stanislas Nordey a été joué le 18 juillet 2008 au Festival d’Avignon.