Catégories
ETRE SPECTATEUR

Charlie Hebdo, journal de l’art satirique.

Le dessin de Juin en une du dernier numéro de Charlie Hebdo fait déjà beaucoup parler et suscite les cris d’indignation habituels. Il est vrai que pris comme tel, le dessin suscite un choc qui peut confiner au malaise voire au malentendu. Pourtant, nous avons à nous essayer à une analyse pour dégager quelques enjeux, analyse qui contiendra sûrement des lacunes, mais qu’il faut prendre le risque d’écrire.

À l’image de la camionnette blanche aux yeux sombres, visage ossuaire, on peut craindre à l’accident en voyant l’image pour la première fois. Une sortie de route de la part des rescapés de l’équipe de Charlie, agitée par « la haine », celle de l’Islam,et le désir de « vengeance ».

Le journal serait ainsi en miroir avec ceux qui l’attaquent, que ce soit avec des balles réelles ou avec des prises de position plus ou moins étayées (d’Emmanuel Todd aux clameurs morales sur les réseaux sociaux) : « Ils l’ont bien cherché ! », « Faudra pas se plaindre ! »

En réalité, et toute la différence est là, la conduite artistique du dessin est parfaitement maîtrisée, ce qui empêche – bien entendu – toute horizontalité avec les intégristes.

Elle est d’abord maîtrisée du point de vue du droit. Le dessin peut être perçu comme choquant, offensant, blessant, mais non parce qu’il stigmatiserait des croyants, car au sens propre, ce n’est pas le cas. Il s’inscrit dans la lignée des oeuvres blasphématoires, qu’elles soient littéraires (de Molière à Baudelaire en passant par Voltaire ou d’autres) ou picturales (des gravures obscènes sous la Révolution française jusqu’aux caricatures du Prophète que le journal avait publiées en 2005). Or, le droit au blasphème constitue un droit fondamental, lié à la liberté d’expression et de conscience.

Ce qui est en cause avec ce dessin, et c’est écrit à dessein explicitement, est « l’islam » comme système de croyance, comme appareil idéologique qui pose des finalités pour ceux qui y adhèrent. Cela ne peut en aucun cas être assimilé à de l’incitation à la haine raciale (l’islam n’est pas une « race »), à de la diffamation (quiconque est libre d’interpréter un texte religieux et la loi civile n’a pas à se prononcer sur les interprétations des textes sacrés) ou à des menaces de troubles à l’ordre public (ce qui est très peu probable. Dans des démocraties libérales, on imagine mal des citoyens manifestant contre un dessin).

Quoi encore ? Certains affirment que ce dessin pourrait se trouver tel quel dans une revue, sur un site d’extrême droite. C’est à la fois juste et inexact. Oui, ce dessin pourrait très bien servir à étayer des théories xénophobes, discriminatoires. C’est pourquoi, un dessin, une oeuvre, polysémique par définition, ne peut être décontextualisée : en l’occurrence, le contexte est aussi bien celui d’un antiracisme historique chez Charlie Hebdo, que d’attentats commis, que cela plaise ou non, au nom de l’Islam. Dans la mesure où Charlie a toujours combattu tous les fanatismes religieux et politiques, cet argument n’en est pas un, sauf à considérer que l’Islam ne pourrait pas être l’objet de caricatures, ce qui serait une autre forme d’essentialisation.

Cette maîtrise du dessin du point de vue du droit renvoie à une démarche artistique elle-même maîtrisée. Il ne s’agit pas de dire si le dessin est bon ou mauvais, drôle ou pas, cela relève de la liberté du spectateur. Par contre, ce qui est en jeu dans une caricature blasphématoire est de condenser en une image forte une dénonciation virulente. C’est un cri d’alerte fait pour créer une onde de choc intellectuelle, culturelle et politique. Cette caricature a une visée pragmatique davantage qu’esthétique ; puisque la camionnette renverse les corps, ne renversera-t-elle pas tôt ou tard les fondements de notre liberté d’expression? D’ailleurs, pourquoi un(e) musulman(e) ne pourrait pas la trouver intéressante, drôle ? Pourquoi présupposer que le croyant, guidé par sa recherche spirituelle, serait nécessairement incapable de mesure? Pourquoi même ne pas penser que ce dessin est du côté d’un croyant éclairé, qui comprendrait parfaitement que lorsque les lois religieuses cherchent à interférer avec la vie publique, c’est une menace majeure pour les démocraties?

Cette image est un symptôme : celui d’une démocratie affaiblie par le reflux de l’intégrisme et par la faiblesse des défenses immunitaires politiques. Oui, les journalistes sont protégés par l’État, mais qu’en est-il de la défense intellectuelle, philosophique, culturelle ? Passée la marche du 11 janvier 2015, quels relais éducatifs, culturels, ont été posés comme actes politiques ? La recherche de la « paix éternelle » mentionnée dans le dessin n’est pas uniquement l’utopie millénariste des djihadistes. C’est aussi celle des démocraties libérales qui ne parviennent pas à penser une réponse culturelle, artistique, philosophique. La défaite de la pensée politique reliée au fondamentalisme religieux conduit tôt ou tard au sang et à la désolation.

N’évacuons aucune question. Cette « une » risque de déclencher davantage que de simples protestations morales et intellectuelles. Des vies sont en jeu, et pas seulement celles des journalistes de Charlie. Dès lors, le réflexe immédiat et peut-être compréhensible serait de s’en prendre à l’éclaireur. Qu’il se taise, qu’il ne jette pas d’huile sur le feu, la situation est tellement explosive par elle-même. Qu’il fasse preuve de « responsabilité » et accepte une forme d’auto-censure. Ne serait-ce pas alors la preuve même que ce dessin est nécessaire ? Un lanceur d’alerte qui met en danger sa vie et celle des autres en dénonçant les injustices est-il pour autant « irresponsable » ? Cette irresponsabilité ne serait-elle pas plutôt dans la distance mise entre lui et le pouvoir politique, inquiet de devoir se positionner sur ces questions sensibles ?

« Charlie est mort » beuglait l’un des frères Kouachi. Non Charlie est sur-vivant. Nos démocraties feraient bien de faire corps autour de ces artistes qui se sacrifient pour que nous puissions rire dans l’inconfort d’une paix qui n’aura bientôt plus rien d’éternel.

N’est-ce pas, spectateurs et citoyens ?

Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély – Tadornes.