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Ce n’est qu’un au revoir…

“Adieu et merci “.

Le titre en dit beaucoup, trop peut-être. La référence aux nombreux artistes vieillissants, parfois proches de l’oubli et le désir d’un l’ultime sursaut sur une scène qui laisse la part belle aux fantômes d’une gloire pourtant si souvent annoncée, est probablement le fil conducteur de cette pièce. Un spectacle qui pour le coup, en surprendra plus d’un; par l’audace et la vigueur de l’époustouflante mise en abime de la position de l’artiste face à son public au moment précis du salut. Lorsque le rideau se referme et nous sépare de celui-ci dans une dernière révérence.

Pour sûr, Latifa Laâbissi n’en est pas à sa première facétie, les pièces et interventions engagées qu’elle mène seule ou en compagnie des grands noms de la création chorégraphique actuelle nous ont souvent interpellées, c’est avec beaucoup d’attente que nous nous engageons à voir (revoir) ce spectacle.

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D’entrée de jeu, la vision grotesque d’une femme à barbe en fond de scène crée la surprise, sa posture figée qui affleure le rideau de scène installé en lointain est pour le moins incongrue. Le costume ajoute à l’étrangeté de la scène. C’est vêtu d’une magistrale robe à la coupe antique, les cheveux relevés et noués que le personnage se confond à l’imposant rideau de couleur violette qui ondule légèrement sous l’effet d’un souffle imperceptible. La lenteur extrême des gestes et le regard fixe accroissent l’atmosphère solennelle et énigmatique de la scène. Dans une suite de positions allégoriques, telle une déesse grecque, les bras déployés de manière incantatoire ; la danseuse va s’emparer peu à peu du décor et du plateau. De son côté, le spectateur participe de manière inconsciente à ce partage de l’espace théâtral. Aussi nous observons ce théâtre comme le lieu essentiel de la métaphore du plateau sous les effets de lumière et les déambulations labyrinthiques du rideau de scène.

Un jeu de cache- cache se met en place au détour des méandres du rideau de scène mis en mouvement ondulatoire par un habile système de rail merveilleusement manipulé par Nadia Lauro. Le rythme jusqu’alors lent de la mise en scène donne lieu à une suite d’apparitions et de disparitions de cette curieuse femme à barbe. Au détour d’un râle comme marque d’impuissance, puis d’un clin d’œil ou d’une invitation l’interprète se rapproche peu à peu du public _pour mieux disparaitre.

C’est alors qu’elle surgit à nouveau. Dans un élan prodigieux, c’est avec fougue que Latifa entame avec frénésie une véritable danse de sabbat, mais cette fois c’est totalement nue et toute en démesure qu’elle se livre avec une énergie fulgurante sur la musique de Patti Smith Changing of the gards. Les strates d’une danse révérences références à l’expressionnisme et au Butô qui parcouraient la trajectoire de la «  diva » font place à une danse libre et sauvage. Telle une furie habitée par on ne sait quel feu violent, elle se jette corps et âme, se prenant les pieds dans le rideau, sautant, enchainant des roues tout en se déhanchant. Cela dure le temps de l’ensorcèlement, sur la voix rauque et suave de Patti Smith. Et pour le spectateur quel choc !  Le saisissement fait place à l’émotion. Un sentiment de plénitude émancipatrice nous gagne face à tant de liberté et de générosité.

Le temps de l’envoûtement passé, le rideau se positionne majestueusement à nouveau en avant- scène. Latifa revêt à nouveau délicatement sa robe de théâtre pour un dernier adieu ; pourtant elle ne nous rejoint pas vraiment. La position se renverse. Tel un petit spectre, c’est au travers des voiles mauves plissés qu’elle s’évanouit à pas feutrés.

Un dernier salut, qui ne viendra pas, elle nous a quittés et ne reviendra pas. Il nous reste une vive émotion et la force de nos applaudissements.

Pascal Logié de Lille-Dicidanse, blog ami du Tadorne!

Adieu et merci Conception et interprétation, Latifa Laâbissi Conception scénographique, Nadia Lauro Costume, Nadia Lauro, Latifa Laâbissi Création lumière, Yves Godin Création son, Manuel Coursin Direction technique, Ludovic Rivière

 

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Klap…Silence…

Puis-je imaginer ma vie sans la danse ? Il m’arrive parfois de ressentir ce cauchemar, de paniquer à l’idée de ne plus rien écrire sur elle; de la laisser, pour me détourner de moi, de vous. Ce soir, Klap, Maison pour la Danse à Marseille, programme «Stimmlos» d’Arthur Perole. Trente kilomètres me séparent et je dois dépasser ma fatigue accumulée depuis 10 jours. Je ne le connais pas. Juste qu’il vit dans les Alpes-Maritimes, département du bout du bout où la danse cherche sa place au milieu du stress, des paillettes et des barres verticales…En silence…

Klap m’accueille. Mais auparavant, j’entre dans le noir inquiétant d’une rue où les ombres s’affolent au rythme des musiques entremêlées avant d’inhaler les fumées d’un public à l’entrée qui semble attendre le DJ ! A l’intérieur de Klap, l’atmosphère orangée du hall m’apaise. Dans quelques minutes, cinq danseurs étireront le temps, régleront la lumière sur l’aube, propulseront le plateau en terra incognita et m’immobiliseront dans une écoute sans limites.

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Je comprends très vite que le silence provoqué par «Stimmlos» n’est pas décrété. Qu’il se fabriquera pendant cinquante minutes. Qu’il imposera le sens de l’art, même lorsque les sons de la rue tenteront de se faire entendre. Ici, le silence est une émergence du groupe, voire d’un gouffre d’où partent les effluves de nos terrains devenus trop marécageux, à force d’être piétinés bruyamment par nos pas insensibles. Le silence a sa lumière : un soleil levant, à peine couché, pour que la danse éclaire les ondes de danseurs magnétiques. Trois femmes et deux hommes m’invitent à ressentir le silence pour penser le corps ; à détourner le regard pour plonger dans les méandres de leurs gestes où la danse prolonge l’incertitude vers l’inconnu: avec eux, rien ne s’arrête, tout se faufile, défile, file, vers l’écoute.

Je ne cesse de créer mes dialogues intérieurs: lorsque Mathieu Patarozzi, homme peuplier, étire ses branches, disparaît dans son feuillage puis se courbe vers la terre tel un oiseau de bel augure, j’entends la forêt se peupler par la renaissance des quatre autres. Lorsque Steven Hervouet déploie peu à peu les ailes de sa danse vers l’envol de nos utopies, je l’entends qui s’approche du vide créatif créé par le quatuor. Lorsqu’Éva AssayasMarie Barthélémy etAriane Derain étirent leurs corps pour creuser la profondeur du plateau, j’entends deux danseurs qui bâtissent l’espace pour que l’écho soit un mouvement vers nous…

Lorsque tout se fait entendre, «Préludes» de Richard Wagner poursuit la belle œuvre. Cette musique en habits noirs, éclaire les chemins complexes du silence où s’aventurent les danseurs avec élégance. J’y vais aussi. Lorsqu’on y est, Wagner se retire comme à marrée basse, laissant les danseurs pieds à terre, mains en l’air, bras en pinceau pour redessiner les corps pétris de silence. J’y suis, habité par tous leurs gestes. Par vague, j’entre et me retire. Je suis submergé par cette danse de l’écume d’où surgissent des tableaux qu’un vent wagnérien disperse au-delà du plateau pour propager le silence du beau.

Arthur Perole m’a relié à la danse de l’art. Je l’ai écouté comme rarement il m’a été donné de le faire. Cet artiste doit savoir ce qu’il en découle de proposer une danse où les ponctuations font la phrase, où le geste est un mot virgule.

«Stimmlos» est une grande œuvre de danse.

Klap, Klap !

Pascal Bély – Le Tadorne

« Stimmlos » d’Arthur Perole à Klap, Maison pour la Danse à Marseille, le 7 février 2014. Puis au Festival Faits d’Hiver à Paris les 10 et 11 février 2014.
Crédit Photos: Nina Flore Hernandez.
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LES EXPOSITIONS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Martinique – Paris – Marseille : voyages en corps utopiques.

L’après 2013 sur le territoire métropolitain de Marseille donne déjà quelques signes d’inquiétude. Point de rendez-vous marquant pour les semaines à venir; place toujours aussi minimaliste de la danse dans les programmations ; Le Merlan, scène nationale, toujours sans projet… 2013 semble ne rien avoir changé structurellement. En parcourant ma page Facebook, je lis ce qui se joue ailleurs et ne viendra probablement jamais ici.

Comment s’accrocher pour ne pas perdre le fil qui me relie au monde de l’art ? Il y a eu la Biennale d’Art Contemporain lors de mes vacances en Martinique. J’ai du longuement chercher pour trouver les espaces d’expositions à Morne Rouge. Je n’ai croisé aucun visiteur. Seul. Et pourtant : des belles œuvres, des propos artistiques assumés, une scénographie ouverte et accueillante.

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Le corps y occupe une place majeure entre les photographies tranchées de Lalla Essaydi, « les poupées noires » de cire et de son de Mirtho Linguet et les têtes mémorielles de Ledelle Moe. La représentation du corps est bel et bien politique et il revient aux artistes de nous la renvoyer : entre fantasmes, lâcheté et fantôme, notre vision du corps féminin est l’axe central de notre visée politique.

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A quelques mètres de là, une œuvre m’a littéralement bouleversé : Nyugen E. Smith représente un bateau, monumental parce qu’il dévoile les âmes qui ne sont jamais revenues de leurs embarcations de fortune. «Boat» est un trésor d’humanité : tout y est pour nous rappeler que la terre n’est qu’un bateau à la dérive, charriant les morts de nos génocides économiques et idéologiques. Dans «Boat», l’homme noir dévoile ici ses mains tandis que le reste de son corps git probablement en moi, dans ma conscience d’homme blanc dominant.

La question du corps semble vouloir me poursuivre jusqu’à Paris…Une amie m’invite au Théâtre de la Bastille pour «Notre corps utopique» par le collectif F71. Comment mettre en scène un texte de Michel Foucault ? Six femmes prennent à bras le corps ce défi un peu fou comme s’il y avait une urgence au moment où les réactionnaires de tout poil (incluant les publicitaires) se donnent rendez-vous pour faire du corps leur joujou idéologique. Pendant plus d’une heure, elles s’essayent à dévoiler ce territoire : corps dansant, titubant, éructant, vomissant…corps à la dérive des sentiments…corps pinceau pour toile d’une origine du monde…corps mots à mots pour faire entendre le corps social…C’est un flot qui m’a parfois englouti (le texte de Foucault s’articule difficilement avec les métaphores florissantes du groupe!) et souvent repêché quand elles font appel aux spectateurs pour dessiner une fresque corporelle vivante, interactive, de sueurs et de larmes. C’est peut-être là où ce collectif réussit son pari : nous inclure dans la question du corps en mobilisant notre sensibilité, notre gout du jeu…en s’appuyant sur nos territoires que nous avons peu à peu gagné contre la mer(e) envahissante de sainte mère l’Église. Mais rien n’est acquit : comment repositionner le corps entre réel et virtuel ? Comment le repenser ? Au final, nous sommes sortis habités par ce spectacle, mais avec un goût d’inachevé comme si le théâtre français peinait à incarner le corps comme un territoire qui embarquerait le spectateur dans une utopie partagée, celle d’un corps politiquement libéré, où la chair et le texte cesseraient leur combat esthétique stérile.

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Cap sur Marseille où «Purge» de François-Michel Pesenti me fait l’effet d’une douche revigorante, tel un retour aux fondamentaux. Ici point d’histoire ; à peine un dispositif. Juste des acteurs, des comédiens, des femmes et des hommes avec leurs hauts et leurs bas qui filent. Ils entrent et sortent pour créer le jeu de l’amour et du hasard. Je ne perçois que le corps de l’acteur dans toute sa puissance évocatrice. C’est parfois brut, souvent habillé de textes complexes et de réponses d’acteurs aux consignes données par François-Michel Pensenti lui-même, homme-orchestre pour baguette tragique. J’ai ressenti la puissance de ce que le théâtre peut faire : m’embarquer loin, très loin, sans violence, mais avec détermination. Me débarquer sur la rive pour que je saisisse un geste, que j’entende une évocation, que je construise un lien. Car ce théâtre n’est peut-être que cela : le lien entre l’acteur et le spectateur, débarrassé du narratif pour que s’écoute ce qu’il se joue.

Les acteurs sont exceptionnels (Peggy Péneau, Frédéric Poinceau, Karine Porciero, Maxime Reverchon, Laurent de Richemond). Chacun d’eux est une composante de mon rapport au théâtre, expliquant pourquoi je me suis tant accroché à eux !

En quittant les Bernardines, je suis habité. C’est dedans, c’est profond. Je me ressens un homme honnête, presque purgé de quelque chose d’indéfinissable. François-Michel Pesenti fait ce trail unique et remarquable : celui de raviver la conscience du spectateur. Le théâtre n’est que travail. Sur soi. Pour que vive l’acteur.

Pour que nos corps utopiques s’incarnent.

Pascal Bély – Le Tadorne

La Biennale d’Art Contemporain de Martinique – du 23 novembre 2013 au 15 janvier 2014.
« Notre corps utopique », d’après « Le corps utopique » de Michel Foucault par le collectif F71 au Théâtre de la Bastille de Paris du 7 au 22 janvier 2014.
« Purge » de François-Michel Pesenti au Théâtre des Bernardines de Marseille du 14 au 25 janvier 2014.