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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps.

Cette après-midi, sous la scène du Palais des Papes, il y a «l’origine». Il y a LE cimetière. Il y a notre conscience de citoyen européen, nos valeurs, même celles que nous piétinons. Sous la scène, il y a le pour quoi du théâtre. Il y a un journal qui page après page souffle aux comédiens LE texte qu’il ne faut pas oublier. Sous la scène, il y a le Camp, les bruits étouffés et les cendres des âmes torturées, des corps déchiquetés.

Sous la scène du Palais des Papes, je me suis engouffré pour en ressortir une heure après, frigorifié, vêtu de noir, poussiéreux. Endeuillé à jamais. Pour toujours.  

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Sous la scène du Palais des Papes, il y a un des «fils» cachés de Jean Vilar. C’est le chorégraphe Steven Cohen. C’est mon «pédé papillon». Depuis quelques années, il se pose régulièrement sur mon épaule. Il est juif et Sud-Africain. Autant dire qu’il est la part abimée de l’humanité dont il soulève le rideau noir pour créer son théâtre où la tragédie prend “corps”. Il a de grands yeux où les étoiles poursuivent leur danse quand le soleil tape. Il n’est pas tout à fait nu: il a juste une petite coquille transparente pour protéger son petit sexe de «pédé papillon» des oiseaux de mauvais augure. Dieu sait s’ils sont encore à l’affut. Steven Cohen est grand parce que nous sommes parfois trop petits pour voir loin. Sous la scène, il a creusé la question de l’Holocauste. Profondément.  Pour montrer ce que le cinéma n’a jamais pu filmer. Pour danser ce que le théâtre n’a jamais pu dire.

Une lumière orange le voit surgir du trou. Celui de l’origine du monde. Il renaît. L’humidité me prend à la gorge. Son cul apparaît. Il est visage, il est “Le cri” d’Edvard Munch. Combien de galeries a-t-il creusées pour arriver jusqu’à nous? Je sursaute tandis que des rats dans des canalisations transparentes assurent le tempo, par petits bruits bien ordonnés. Ils sont derrière moi: j’ai l’impression qu’ils effleurent ma nuque, prêts à me grignoter, à jouer avec mon «refoulé». Ils sont les bons petits soldats des basses besognes. Ils sont venus faire un petit tour sous la scène du Palais. En permission. Probablement de Syrie.

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Steven Cohen apparaît donc pour nous «livrer» le journal intime d’un jeune homme, écrit dans un camp de concentration. On en perçoit certains extraits sur deux petits écrans, semelles de ses immenses sabots de fer qui, telles des mâchoires, enserrent ses pieds. Collé à ses basques, il porte le poids de notre barbarie passée. Il s’approche, longe la rangée des spectateurs pour nous donner à lire sous ses pieds, ce livre tiré de la Bibliothèque Universelle. L’important n’est pas de déchiffrer les mots, mais de les ressentir par son corps, chemin éclairé et étincellant qui explore notre conscience. L’important, c’est que nous ressentions l’effroi quand le corps est pénétré par l’innommable; que nous écoutions ces paroles proférées même si c’était celles de Pétain, celles de la France. L’essentiel, c’est d’entrer par une caméra dans le corps de Steven Cohen pour y percevoir ce que l’homme barbare voit: des galeries creusées qui mènent vers la mort, des trous explorés pour trouver la formule efficace de l’extermination, des plis labourés pour semer la graine du chiendent. Je sens que je m’écroule sous le poids de cette scène où les pas des comédiens qui répètent plus haut« Le maître et Marguerite», résonnent  comme le bruit des bottes. Ils donnent la mesure pour annoncer l’arrivée des rats qui, munis de torches, inspectent l’usine à gaz que Steven Cohen a installée au fond de l’espace.

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Pour l’instant, ils ne nous ont pas trouvés. Je les observe, apeuré. Ils exécutent une danse macabre à partir d’aller-retour indécents. Peu à peu je m’enterre, je m’affaisse, je croule sous le poids de ces petits rats lumineux qui me disent aussi que la danse nous éclairera encore et encore parce que le corps est un trésor de mouvements à explorer, qu’il est le rempart contre les barbaries idéologiques.  Steven Cohen est notre (sur)vivant; il est ce corps universel offert à l’art. Je sens qu’il est la plus belle créature que le Palais des Papes n’a jamais engendrée. Qu’il est ce petit rat qui se faufilera souvent entre nos pattes pour gentiment nous faire trébucher. Et de sa main, il ne cessera de nous aider à nous relever. 

Parce qu’au-dehors, il y a foule pour venir voir les comédiens.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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“Hommage , dédicace à STEVE COHEN , ses rats, sa lumière, sa nudité. Son ÉTOILE JAUNE, son KADDISH, son sous-sol, son constat … Rien de trop, juste. Pas de salut, il part du sous-sol, humble et discret.”

Francis Braun, sur la page Facebook du Tadorne.

Steven Cohen, « Sans titre pour raisons légales et éthiques », au Festival d’Avignon du 11 au 16 juillet 2012.

 

Steven Cohen sur le Tadorne:

Steven Cohen, pédé papillon.