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HIVERNALES D'AVIGNON

Avignon Off 2012 / Thierry Baë m’a fait les poches.

Depuis la création du Tadorne, j’ai à deux reprises croisé le chorégraphe Thierry Baë (au début de mon parcours en 2005 avec «Journal d’inquiétude» puis en 2007 avec «Thierry Baë a disparu»). À chaque fois, la rencontre n’a pas eu lieue…Les récits autobiographiques de ce chercheur infatigable ne m’ont jamais touché. Trop d’entre soi.

Ce soir, pour sa dernière création, «Je cherchai dans mes poches», Thierry Baë réunit autour de lui trois artistes : Corinne Garcia (danseuse), Sabine Macher (auteur et danseuse) et Benoît Delbecq (musicien). À quatre, ils font le pari d’un récit commun fait d’événements marquants de leur vie, reliés par ce propos intriguant: «Refus d’oublier ses premiers rêves, peur de ne pas avoir tout réalisé, mais jubilation de l’artiste de le dire»

?Jubilation du spectateur de pouvoir écrire?

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Ce spectacle est un espace de dialogue permanent entre ces quatre artistes et le public, à condition qu’il accepte de se laisser relier?Car Thierry Baë ouvre sa mise en scène pour que nous puissions y entendre un souvenir, une émotion, un fragment, un fil, sa pelote, nos noeuds. Les leurs. Ce soir, il nous offre cet envers du décor (comment des artistes font-ils oeuvre commune?) en y incluant, un cinquième récit : le nôtre. Pour cela, Thierry Baë célèbre l’hésitation, le fragile, mélange les évocations pour les rendre perméables les unes des autres et finit par forcer notre écoute sans pathos, ni artifice de mise en scène (même la vidéo se fait discrète, juste là pour tirer un fil supplémentaire). Tout n’est qu’espace. Rien n’est «droit», linéaire : Thierry Baë pratique l’art de l’oblique et donne à ce récit, un aspect bancal, qui ne démontre rien : aucune leçon de vie, aucun conte de fées, juste des corps en mouvement qui ne veulent pas crever sous le poids d’une société qui vante en permanence la performance quantitative.

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À chaque instant, j’entends le récit de l’une en percevant le corps de l’autre tandis que je me laisse émouvoir par la musique d’un ailleurs. Peu à peu, Thierry Baë me confie le pouvoir de tirer les fils et de construire la trame de l’histoire. Il nous donne ce qui peut faire résonnance chez chacun d’entre nous: le cadre contraint qui rend créatif; l’enfant abandonné là, posé sur un cintre pour faire galerie; le corps empêché; la démarche gauche tout en devant marcher droit; l’art de la maladresse sans cesse recadré,…

Ce récit commun laisse entrevoir tant de possibles : nos ressorts créatifs sont au coeur de nos contraintes ; un propos tient même (et surtout) dans le chaos ; la désinvolture ne résiste pas à la danse ; se mettre à nu ne signifie pas se mettre à poil ; glisser ses pas dans celui d’un autre fête le mouvement; un corps, quel qu’il soit, peut traverser les mots pour célébrer la poésie; la pluridisciplinarité, c’est du vivant qui relie;  il n’y a pas de destin, seulement «le renoncement de soi, pour l’avancement de soi-même» (Louis Jouvet).

Peu à peu, la danse virtuose de Corinne la métamorphose en Cendrillon émancipée.

Peu à peu le jeu théâtral de Sabine fait d’elle une des enfants de Pina Bausch.

Peu à peu la partition de Benoît le propulse dans un film de Jacques Tati.

Peu à peu, Thierry Baë quitte le premier rang d’où il écrit sur sa table d’écolier pour rejoindre la danse avec sa trompette, vers un souffle retrouvé.

Peu à peu, je fouille dans mes poches; je n’ai plus froid.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Je cherchai dans mes poches » de Thierry Baë, Aux Hivernales – Avignon Off- à 21h30.

Crédit photo: Esther Gonon – Théâtre Durance.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT Vidéos

L’indigne colonie de vacances de Régine Chopinot.

À la sortie de «Very Wetr !» de Régine Chopinot, nous sommes quelques spectateurs réunis à nous soutenir après ce que nous venons de voir. Nous sommes éberlués. Atterrés. Mon corps en tremble presque: rarement la danse n’est allée aussi loin dans un propos aux relents colonialistes, voire racistes. Car comment ne pas ressentir dans cette proposition l’inacceptable? Que se passe-t-il pour qu’une partie du public se prête à des applaudissements si complaisants? Comment écrire sur un spectacle que je n’aurai jamais dû voir?

Madame Chopinot a passé du temps en Nouvelle-Calédonie pour réussir à (re)venir vers nous avec onze danseurs. Ce qui frappe d’emblée, c’est le contraste entre elle et eux. Il ne cessera de s’amplifier tout au long du spectacle. Tous affublés de costumes de Jean-Paul Gaultier, on hésite entre rire et pleurer: que peut bien signifier ce déguisement grotesque? Reconnaissons que le couturier a eu la main très lourde sur Régine Chopinot : cuir de moto, fesse façon Robyn Orlin, et coiffe de paille style «Marie-Antoinette avant la décapitation». Cette dernière image me poursuivra jusqu’au bout. Concernant les autres danseurs, je suis frappé par la manière dont les corps des femmes sont traités : enserrés, empêchés de la tête au pied, plastifiés. Les hommes sont un peu mieux lotis pour qu’ils soient à leur aise dans leur montée aux arbres. Il faut ne rien comprendre à la danse, art de la métamorphose, pour la contraindre ainsi. Il faut ne pas entendre une culture pour la customiser de cette façon.

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C’est une prise de pouvoir. Presque assumée, voire revendiquée. Il y a Madame Chopinot qui lit un texte sur son IPAD: elle y évoque sa rencontre avec la culture kanake et enfile quelques perles sur la différence. Elle ne lit pas, mais se regarde dans un miroir où son petit doigt glissant lui donne la contenance offerte par l’outil technologique face à ceux qui ne l’ont pas. Elle se positionne à plusieurs reprises sur un tabouret. Elle n’a pas osé le trône. Mais son visage et sa gestuelle ne trompent pas lorsque son regard glacial et suffisant croise les interprètes qui se présentent face à elle comme à la Cour. Telle une reine déchue, elle s’accroche à ce qui lui reste de son pouvoir tandis qu’à l’extérieur, la danse contemporaine s’est depuis longtemps affranchi d’une telle relation descendante entre un chorégraphe et ses interprètes. Mais pas elle. Elle s’y croit encore. Jusqu’à ce chant sur «Madame Chopinot» qu’elle écoute avec jouissance. Le groupe est son deuxième miroir?

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Ils dansent avec parfois un bruit de fond d’avion prêt à atterrir. Je pense aussitôt à ses descentes de chef d’État quand, au pied de la passerelle, des groupes locaux folkloriques font le comité d’accueil. Ce soir, Régine Chopinot orchestre de multiples descentes aux enfers. Elle ose tout, comme cette partie de foot entre hommes tandis que les femmes assurent l’ambiance…comme cette  montée sur le platane! Après qu’ils aient fait place nette, elle assume même un mouvement dansé décalé, bien occidental. À aucun moment, elle ne se mêle au groupe. C’est probablement sa vision de la différence: scénographier la frontière, sculpter l’espace pour que l’on n’oublie jamais la grande chorégraphe qu’elle fut, structurer le groupe autour de la tribu, organiser les déplacements dans le rectangle, en rang, pour danseurs obéissants.


Je suis au premier rang. Je vois leurs visages. Ils sont tristes. Leurs regards sont ailleurs. Ils ne sont pas là. Je n’ai aucune peine à imaginer ce qu’ils endurent ce soir à jouer cette danse sous les cocotiers face à un public majoritairement blanc qui trouve cela si exotique pour applaudir entre les scènes. Il n’y a aucun propos artistique: juste une démonstration brute de différents aspects d’une culture chorégraphique sans aucune dramaturgie sauf celle de saluer le grand retour de Madame Chopinot sur le devant de la scène. Il n’y a rien de ce qui fait un spectacle au Festival d’Avignon: une création, une prise de risque, une esthétique innovante au service d’un propos lisible et assumé. Rien. Juste une danse métamorphosée en folklore où ressurgissent nos relents colonialistes.

Madame Chopinot célèbre notre inconscient colonial. Avouons que c’est tristement bien fait.

Pascal Bély – Le Tadorne.

Pascal Bély, « Very Wetr !! » au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2012.