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THEATRE MODERNE

Le théâtre argentin fait le boulot?

Crise de la dette (n’est-ce pas plutôt la fin d’un modèle ?) . Crise financière (avez-vous remarqué qu’elle s’est substituée à la «crise économique» ?). Crise sociale (cet adjectif a quasiment disparu). Crise des valeurs (elle n’est jamais évoquée). Éditorialistes, économistes, spécialistes et politiques s’emparent des mots, les réduisent et dissertent sans vision sur des réponses. Vous et moi sommes hors jeu…

Le théâtre français est-il aujourd’hui capable de relier toutes ces expressions que nous séparons pour servir les intérêts particuliers de quelques-uns ? J’en doute. La plupart de nos artistes sont ailleurs, égarés. Seuls les Argentins parviennent à personnifier ces crises alors qu’elles paraissent pour l’instant, totalement désincarnées dans les médias et sur les plateaux des théâtres français. Le metteur en scène Claudio Tolcachir est en tournée en France avec «La Omisión de la familia Coleman», créée en 2005. Ce soir, il est à la Criée de Marseille. C’est un choc auquel je ne m’habitue pas : pourtant, depuis 2006, de Paris à Bruxelles,  mes rencontres avec les  Argentins Ricardo Bartis, Daniel Veronese, Beatriz Catani auraient dû me préparer.

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Il y a toujours cette étrange impression : la scène est à l’image d’une pieuvre envahissante. Le décor d’appartement est en longueur, sans profondeur, comme si nous étions l’arrière-cour. Le désordre en dit long sur la vie de cette famille argentine depuis la faillite du pays en 2001 : l’atelier de couture de Gabi est posé au beau milieu du salon. À partir des vêtements qu’elle recycle, elle fabrique de nouveaux habits. Son frère, Marito, bonnet ouvert sur la tête comme pour mieux la maintenir vers un ailleurs de «folie», préfère garder son pantalon de pyjama quitte à se doucher avec. Tout est donc question d’espace vital pour ces trois enfants qui vivent sous le même toit avec leur mère (mémé) et la grand-mère. Une des filles, Véronica, a réussi à s’émanciper: mère de deux «petits» (appelé obsessionnellement «les nains» par Marito), elle vit confortablement jusqu’à payer les frais d’hospitalisation de la grand-mère. Quant à Damian, l’un des deux garçons, il vole et recycle aussi…

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Claudio Tolcachir met en scène une famille profondément mortifiée par les crises citées plus haut, mais qui mentalise sa créativité pour échapper à toutes les contraintes. Ce processus produit une énergie qui traverse le plateau jusqu’à m’embarquer dans cette tempête où le moindre fait et geste déclenche une crise systémique qui emporte tout sur son passage. Nul besoin d’être économiste pour comprendre ce que provoque la déclassification sociale. La folie de Marito n’est que le symptôme d’un système fait d’injonctions paradoxales où pour fuir la crise, il faut être en crise. Même la misère sexuelle entre en jeu : l’inceste n’est qu’une conséquence du rétrécissement de l’espace où, pour pousser les murs, on partage le lit et sa tendresse. Étrangement, il n’y pas de place au jugement de valeur. La caresse est aussi vitale que le repas que l’on commande à l’hôpital, profitant d’une visite à la grand-mère mourante. Tout se dérègle jusqu’aux pilules périmées, juste bonnes pour se transformer en contraceptif de substitution.

Véronica n’est pas  mieux lotie: elle a certes l’argent, mais sa souffrance est à fleur de peau et de mots, faute de pouvoir incarner un autre rôle d’épargné, mais épargnante. Chaque acteur est magnifique de sincérité. Lautaro Perotti (Marito) porte la pièce à s’en saigner les veines. Il est au croisement de toutes les histoires comme s’il détenait les cartes du jeu : sa folie pose la question du sens des mots, des gestes et des mouvements. Il est le metteur en scène, le seul à ne jamais fuir: la crise l’a probablement rendu fou, constamment «habité» par le désir de nouer les liens familiaux.

Tout au long, je ris. Comme un réflexe vital pour ne pas sombrer avec eux. Je suis profondément touché par l’énergie du désespoir qu’ils déploient pour tout reconstruire. Ils laissent Marito seul dans cet appartement où nos lâchetés individuelles et nos peurs  lui imposent le silence. Marito va mourir. Notre sortie de crise fera place nette. Les vieux, les fous et les prisonniers, après avoir été nos boucs émissaires, disparaîtrons de nos champs de vision, une fois le chaos terminé.

Je ris et un frisson me traverse.

Nous préparons une nouvelle extermination.

En sourdine.

Pascal Bély, Le Tadorne

«La Omisión de la familia Coleman» de Claudio Tolcachir au Théâtre de la Criée de Marseille du 6 au 10 décembre 2011.

En tournée : les dates ici.