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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LE THEATRE BELGE!

Comme d’habitude, le théâtre belge nous habite.

Le public semble sonné. Le théâtre (sur)réaliste belge a encore frappé. On devrait pourtant s’y habituer. Ce pays s’empare de la question sociale pour la porter sur scène et métamorphoser le corps du théâtre. Seuls les Belges sont aujourd’hui capables d’introspecter notre inconscient collectif à partir d’une scénographie sans cesse réinventée. Anne-Cécile Vandalem avec «Habit(u)ation» s’inscrit donc dans la lignée du collectif Peeping Tom et du chorégraphe Alain Platel en portant sur scène une famille en crise de nerfs et de sens, en décomposition, mais dont la régénérescence démontre une fois de plus qu’un changement de civilisation est en marche.

Annie est une jeune enfant. Elle rêve d’une expédition en Norvège, là où siège l’entreprise de son père. Alain, découpe du saumon dans l’appartement. Sa société est sous embargo pour produits impropres à la consommation. Le voyage attendra…Nous voilà propulsés au coeur d’une famille transformée en outil de production où la mère (Claudia) assure dans une société d’assurance tandis qu’Yvonne (la tante) subit les réorganisations de sa compagnie de bus. Le décor fait penser à un vieux théâtre de boulevard mais l’appartement donne sur un jardin que l’on imagine florissant. En quelques minutes, Anne-Cécile Vandalem traduit les effets de la mondialisation sur le fonctionnement familial. Le mal de vivre est saisissant.  La communication au sein de cette famille semble rythmée par les conventions sociales et éducatives d’un autre temps. Chacun est en perte de statut, mais s’accroche à des gestes et des rites, même s’ils n’ont plus de sens.

Les dialogues s’assèchent comme le poisson dont le père extrait la chair pour la mettre sous vide. Ce système familial est autarcique, à l’image d’un continent européen en panne de projet  pour s’inventer un nouveau destin. Même les médias ne jouent plus leur fonction d’éducation et de culture : dans cet appartement qui sent le rance, la radio diffuse ce que les protagonistes vivent toute la journée, à savoir la marchandisation de l’humain. Tout se vend. C’est le triomphe de la communication quitte à transformer les vêtements de nos enfants en panneau publicitaire. Il y a cette phrase qui résonne, glaçante: «ce n’est pas de gober dont nous manquons dans la famille, mais c’est de souffler». Dans ce contexte-là, Annie cherche sa place. Par sa justesse de jeu, elle vit ce que nous faisons subir aux enfants. Dès leur plus jeune âge, ils doivent acquérir les gestes et postures de la soumission à un capitalisme financier dont ils ne sont qu’une variable d’ajustement. Qui s’étonne aujourd’hui du projet du Ministère de l’Éducation Nationale Français de faire apprendre l’anglais aux enfants de trois ans ? Quels sont les parents offusqués, trop soulagés de trouver dans cette proposition un  remède à leur angoisse sur l’avenir de leur chérubin ?

C’est alors que tout bascule, parce que le théâtre redonne « corps » à cette famille. Rarement une scénographie n’est allée aussi loin dans la décomposition et la régénération. Peu à peu, la parole s’efface, ensevelie par la lente métamorphose des corps et des liens (un peu trop appuyé ce qui laisse supposer qu’Anne-Cécile Vandalem s’inclue dans le processus). On navigue entre un thriller (comment ne pas penser au drame familial intervenu à Nantes en avril dernier ?) et un voyage au coeur de la Renaissance italienne, à moins que cela ne soit une allégorie de la catastrophe pour nous réinventer. Il est probable que la mise en scène soit anxiogène (elle résonne avec le contexte actuel où les fléaux naturels et nucléaires s’enchevêtrent avec les révolutions arabes et la lente décomposition du politique né de la civilisation industrielle). Le spectateur est enseveli dans ce déluge de créativité jusqu’à perdre son regard critique tant les images sont saisissantes. Anne-Cécile Vandalem et ses acteurs (tous exceptionnels) donnent l’impression qu’ils ne maîtrisent pas tout. C’est probablement cette fragilité qui sécurise et humanise profondément cette machinerie théâtrale qui semble totalement incontrôlable.
Habit(u)ation” mériterait d’être prolongé par un débat avec le public, les artistes, des chercheurs et des politiques. Car cette oeuvre parle à tous, nous relie et peut-être vécue comme une catharsis de nos peurs contemporaines. N’est-ce pas là, la fonction d’un théâtre engagé et populaire ?
Pascal Bély- « Le Tadorne »
« Habit(u)ation » d'Anne Cécile Vandalem du 20 au 23 mai 2011 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Crédit photo: Phile Deprez.