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ETRE SPECTATEUR OEUVRES MAJEURES

Ceci est mon papier d’identité.

Il y a ce ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire ».

Des virgules et un « et ».

Des virgules pour ne pas s’appesantir sur la question et un « et »  pour s’excuser.

Il y a ce ministère de la République, nous et eux.

Virgule, « et ».

Nous, on signe quelques pétitions pour se soulager, on ferme les yeux quand ils balayent nos rues et nettoient nos bureaux.

Nous, virgule, eux.

On prend parfois l’avion pour traverser la méditerranée parce que c’est exotique. On aime bien leur restaurant typique parce que ce n’est pas cher (c’est étrange d’ailleurs qu’il n’y ait pas d’établissement marocain quatre étoiles en France).

On, (entre parenthèses), eux.

On apprécie ces artistes venus de là-bas, si courageux. On leur consacre même des festivals.

On, si, même.

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Depuis 2007, on me cause d’identité nationale. « Soulagé quelque part » chanterait Maxime. Ce n’est pas de moi dont on parle, mais d’eux. Pas d’eux ET moi, mais d’eux. Je me révolte que l’on puisse causer d’EUX ainsi, que l’on enferme l’identité nationale dans une logique d’exclusion. Mais c’est E(UMP)X avec euX. Tant que ce n’est pas de moi.

Moi, j’ai une carte d’identité nationale. 

Moi, je suis né à Moissac, dans le Tarn et Garonne. Circulez, il n’y a rien à voir.

POINT.

Sauf que…Le théâtre remet une virgule, trois petits points de suspension et s’exclame.

Retour paragraphe.

Aligné à gauche, centré, aligné à droite.

C’est aux Bancs Publics  à Marseille, « lieux d’expérimentations culturelles ». Rien qu’avec une telle appellation, sûr que ce n’est pas du Feydeau. C’est « Terra Cognita » de la compagnie « l’Orpheline est une épine dans le pied ». Ça pique.

Eux ET moi.

Ils sont donc quatre comédiens (troublante Julie Kretzchmar, émouvante Sharmila Naudou, époustouflant Eric Houzelot, énigmatique Samir El Hakim) à investir les différentes facettes de ce lien pour qu’une fois, juste une fois, le spectateur puisse ressentir le chaos provoqué par la question de l’identité qui ne se réduit pas à un lieu de naissance. L’identité ce n’est plus eux mais eux et moi. Et ce n’est pas un hasard, si nos quatre éclaireurs incarnent ce lien identitaire à partir de Marseille vers l’Algérie. C’est dans ce « vers » qu’ils nous embarquent. Et ça tangue. Je tremble. Ni une, ni deux, comme dirait Joël Pommerat. Avec ce quatuor, la carte n’est pas le territoire ; l’identité n’est plus une somme d’éléments historiques, sociaux et géographiques. L’identité c’est aussi comment nous parlons à l’autre, comment nous sommes fraternels en dehors d’un lien asymétrique. L’identité, c’est un processus, c’est se nourrir et pas seulement de semoule, même si c’est exotique et qu’il y a des grumeaux.

« Terra cognita » m’embarque parce que des ballons accrochés aux grillages de nos centres de rétention, c’est joli ; que la poésie a encore ses mots à dire,

…parce que le récit d’une employée algérienne dans un taxiphone marseillais pourrait être le mien ;

…parce que Marseille est enchevêtrée avec l’Algérie, que je suis francoeuropéoalgérien d’autant plus que mes parents refusaient de parler à table de la « sale » guerre, mais étaient plus causant sur les « boches »

…parce que les textes de Claude Lévi-Strauss…

« Terra cognita » me fait tanguer parce que c’est eux et moi ;

…parce que trop de blagues racistes se sont moulées dans mon langage, se sont incrustées dans mon regard,

…parce que mes papiers ne valent plus rien tant que j’accepterais qu’un sans papier nettoie ma rue ;

…parce que les mots ont
encore un sens (n’en déplaise à E(UMP)X) et que mon identité, c’est investir le sens des mots

« Terra cognita » me fait trembler parce que ces quatre comédiens prennent tant de risques à nous embarquer là où  nous serions bien restés à quai, sur le Vieux-Port parce que « bonne mèreuhhh »…

« Terra cognita », c’est ma honte. J’ai ri pour m’en libérer.

« Terra cognita », c’est mon espace de flottaison. Car pour le moment, je ne sais plus où toucher terre.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Terra Cognita”, un projet de Julie Kretzschmar et Guillaume Quiquerez a été joué du 22 au 24 avril aux Bancs Publics à Marseille.