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ETRE SPECTATEUR LES FORMATIONS DU TADORNE PETITE ENFANCE

Quels théâtres pour Charlie?

Le désir n’y est pas. Depuis le 7 janvier 2015, mon engagement pour le théâtre a perdu de sa superbe. En période « normale », la vie culturelle marseillaise est souvent terne. Depuis quelques semaines, elle me paraît anecdotique, comme si l’art était réduit à des chiffres de fréquentation et ne trouvait sa légitimité que dans un rapport publié en 2013, vantant la contribution du secteur culturel à la bonne santé de l’économie française.

Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple.

Inutile ici de revenir sur les créations théâtrales vues à Marseille depuis le 7 janvier. Toutes ennuyeuses, déplacées, sans vision. Ce que je ressens est au mieux confus, au pire vissé à une approche verticale d’une représentation du monde (probablement inspirée d’un dogme mélanchonien, très en vogue dans le monde artistique). Ce théâtre de l’offre vissé aux années quatre-vingt ne peut rencontrer ma demande d’un art plus interactif, propice à m’accompagner dans ma réflexion sur la complexité. Comment analyser autrement notre modèle sociétal après les attentats ? Comment repenser la laïcité comme paradigme majeur pour créer de nouvelles solidarités collectives ? De tout cela, le monde artistique n’en dit rien :  a-t-il seulement effleuré le sujet ? Les gestes de la chorégraphe Maguy Marin manquent cruellement, tout comme les répliques salvatrices du théâtre de chair et de sang des metteurs en scène Pippo Delbono et Angélica Liddell.

Comme consultant, je pars avec ma valise, remplie de livres d’art et de programmes de théâtres. Elle m’accompagne dans tous mes déplacements. Je pose tout sur la table. Aux professionnels du travail social, de l’éducation, de la culture, du sport, de la toute petite enfance, d’évoquer leurs désirs de projet en reliant leur contexte aux visions de Picasso, Matta, Miro, Bagouet, Preljocaj, Forsythe. À eux de parcourir les programmes culturels, de les déconstruire,  pour nous proposer leur festival de la créativité, leur festival « des arts en mouvement », leur projet artistique global pour relier l’art et les citoyens. À eux d’écrire sur leur dynamique de changement et de proposer un article pour Charlie Hebdo. À eux de proposer un art participatif capable de faire dialoguer leurs visions et les visées du management. À eux de créer leurs œuvres avec trois bouts de ficelles, une pelote de laine et des images pour donner à penser la complexité de leur projet global, celui où l’art décloisonne, où il est le vecteur d’une liberté d’expression retrouvée contre les murs de glace imposés par des manageurs sans visées.

À eux de penser autrement la place des enfants dans une éducation artistique qui englobe éducateurs et parents.

À eux, professionnels de la relation humaine,  de nous aider à formuler un projet culturel ascendant, celui qui reliera nos crayons, les artistes et le peuple sensible.

Pascal Bély – Tadorne

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LES EXPOSITIONS

Pour un retour des Lucioles.

Dans l’émission «Hors-Champs» sur France Culture, à la question de Laure Adler, «est-ce qu’un film peut transformer le rapport aux autres?», Catherine Deneuve hésite : ‘Transformer, peut-être pas. Changer le regard… oui, c’est possible, s’il y a une vraie rencontre ». Pour évoquer cette rencontre à Avignon l’été dernier, j’ai choisi d’attendre. Car, il n’est de rencontre que celle qui résiste à l’immédiateté d’en rendre compte…

Juillet 2014 : alors que je suis envoûté par le tourbillon des spectacles du festival d’Avignon, je n’ai pas pris le temps d’aller m’enfermer dans l’ancienne prison Sainte-Anne de la ville qui accueillait l’exposition de la Collection Lambert « La Disparition des Lucioles ».

Quelques semaines plus tard, je retourne en Avignon pour consacrer une journée à cette exposition. Et ce ne fut pas de trop pour les quelques deux cents œuvres présentées provenant aussi bien de la Collection Lambert que de la prestigieuse collection privée d’Enea Righi (à laquelle s’ajoutent d’autres grandes collections). C’est une expérience assez glaçante que de franchir les portes et les murs d’une prison, d’y longer ses immenses couloirs et de pénétrer dans des cellules exiguës où l’on croise encore les fantômes des prisonniers à travers leurs graffitis et leurs photographies laissées sur les murs. L’enfermement carcéral est perceptible aussi à travers les œuvres choisies: on est accueilli dans les couloirs de la prison par le néon clignotant de Ross Sinclair qui annonce la couleur « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici » et par les sculptures en résine de Xavier Veilhan représentant cinq policiers à taille humaine et au visage livide montant la garde. Le parcours de l’exposition nous amène ensuite à passer d’une cellule à une autre pour découvrir les foisonnantes propositions artistiques et pour accomplir un chemin de croix douloureux avec ses moments de compassion et d’espérance.

Les œuvres exposées parviennent bien souvent à faire revivre l’espace dans lequel elles se trouvent. Ainsi en voyant les visages inquiétants des photographies en noir et blanc de Roger Ballen on pense aussitôt aux visages meurtris et déshumanisés des prisonniers. Dans ce lieu lugubre, l’accès à certaines cellules est parfois interdit et le contact avec les œuvres ne peut se faire que par des judas : la distance qui nous est alors imposée se marie tout à fait aux sujets exposés comme la silhouette sculptée par Kiki Smith d’une petite fille qui est condamnée par un couperet sphérique flottant au-dessus d’elle et qui tente de nouer un dialogue solitaire. Nul besoin d’ailleurs d’intégrer un quelconque éclairage artificiel pour cette exposition : les œuvres d’art se suffisent à elles-mêmes.

Dans ce lieu voué à l’enfermement, les échappées restent possibles même si les vagues de l’installation de Massimo Bartolini ne parviennent pas à déborder et à s’extraire du bassin dans lequel elles se trouvent et qu’elles sont soumises à un perpétuel recommencement.

 

Pourtant l’installation de Claude Lévêque représentant une ligne serpentine de néons rouges évoluant dans un brouillard diffus ne vient-elle pas tracer une évasion mentale dans ce long couloir sombre où elle se trouve placée ? À moins que son titre avec toute son ironie « J’ai rêvé d’un autre monde » ne suggère que l’œuvre est bien à sa place dans le couloir de cette prison et qu’elle véhicule une tout autre expérience qu’au dernier étage de l’Hôtel de Caumont où elle se trouvait jusqu’à présent confinée. Quoi qu’il en soit les lucioles de l’espoir parviennent à scintiller, plus particulièrement dans la cour des Isolés de la prison à travers les lamelles en plexiglas torsadées de l’artiste polonais Miroslaw Balka suspendues à un grillage qui s’agitent au gré du vent et reflètent à travers des gouttes de lumière notre visage à l’infini qui peut lui-même tourner, s’envoler, s’élever dans les airs pour rejoindre les « Hurleurs » du rocher des Doms (situé au dessus de la prison d’Avignon) photographiés par Mathieu Pernot qui flottent eux aussi dans la ville.

Ce lieu où respire habituellement la désolation se voit ainsi transfiguré non seulement par la poésie inscrite dans les œuvres mêmes, mais aussi parce qu’il parvient grâce à cette exposition à dégager une certaine poésie. D’ailleurs les grands poètes tels que Verlaine y sont convoqués avec l’original de son poème «Le ciel par dessus le toit… » qui vient en écho aux Hurleurs propageant une «  rumeur […] qui vient de la ville » et qui suggère que même si l’on est prisonnier notre image peut toutefois s’élever. Ainsi les deux dernières cellules de l’exposition consacrées aux œuvres réalisées dans le cadre d’ateliers de peinture par les actuels détenus de la prison du Pontet révèlent tout comme l’ensemble de l’exposition que l’art a bien sa place dans la prison et qu’il procure aussi aux visiteurs une réelle sensation de Liberté !

Jérôme Marusinski – Tadorne