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FESTIVAL D'AVIGNON L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

“Tragique Liban, vital Facebook.”

À mon arrivée dans la salle du Lycée Saint-Joseph, je comprends très rapidement qu’il n’y aura aucun acteur sur scène pour le spectacle des Libanais Lina Saneh et Rabih Mroué, «33 tours et quelques secondes». Le décor est en soi un objet «plastique» qui créé immédiatement la distance: un tourne-disque, une télé à terre, un bureau, des chaises, un mac, des téléphones. Je pense à tous ces espaces abandonnés en catastrophe, à ces lieux dans lequel il(elle) n’est jamais revenu(e).

Nous voici immergés dans l’appartement de Diyaa Yamout, 28 ans, militant des droits de l’homme libanais, qui décida de mettre fin à ses jours en octobre 2011. Dans une lettre, il confiait vouloir se libérer non pour des raisons psychologiques, mais politiques. Reste que les objets continuent de fonctionner, qu’ils lui survivent. Les deux téléphones (fixes et portables) ne cessent de sonner. On y entend la voix de Lina Saneh qui cherche Diyaa et s’empare de la bande du répondeur pour évoquer leur aventure d’un soir. À cet instant, on ne sait pas si elle sait. Ses paroles résonnent dans un ailleurs entre la mort d’une relation et celle qu’elle tente désespérément de ranimer.

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À peine raccroche-t-elle que le portable sonne intempestivement et vibre à l’arrivée de plusieurs SMS d’une amie palestinienne qui, longuement bloquée à l’aéroport de Londres pour avarie, finira par atterrir à Beyrouth sans pouvoir débarquer. Ses messages de colère, d’impatience semblent vains au regard de la disparition de Diyaa Yamout. Et pourtant; ses textes courts ont une intensité dramatique, car politique: être palestinien, n’est-ce pas ne jamais pouvoir décoller et atterrir ?

Pour occuper l’espace entre les SMS, deux écrans entrent directement en concurrence: la télévision et ses pratiques de racolage; la page Facebook du disparu et ses messages au caractère parfois douteux. Les deux médias mènent alors une guerre sans merci autour du suicide de cette personnalité publique connue pour son activisme face à une société libanaise morcelée, corrompue,  paralysée. Nous sommes clairement pris à partie. D’un côté Facebook  poursuit sa fonction: celle de relier des individus qui profitent de cet espace totalement démocratique pour poster des messages empreints d’émotions et de poésie dans les heures qui suivent la disparition de Diyaa, puis deviennent peu à peu plus politiques et conflictuels. Religieux et laïcs s’affrontent; partisans de sa cause et  opposants à sa «secte» s’invectivent. La page est une stèle funéraire où chacun appose son objet quand ce n’est pas un graffiti. La vie reprend ses droits, car Facebook libère la parole empêchée, d’où qu’elle vienne, sans filtre. Il ranime les passions, construit sa toile. Il est politique. À côté, la télévision parait bien ringarde avec ses codes de communication marketing. Elle est mortifère dans la façon dont elle contrôle le vivant. Objet de convoitise du capitalisme et du politique, elle porte les gênes d’une manipulation de l’humain au profit d’un système de pensée totalitaire.

Dans cette guerre médiatique, après une chanson de Jacques Brel, un objet s’est définitivement  arrêté: le tourne-disque. Lui seul fonctionne dans une relation intime avec son utilisateur. Il n’y aura plus jamais personne pour y poser délicatement le saphir sur l’objet noir du désir.

À la sortie, nous sommes plusieurs à nous interroger sur la finalité du spectacle. Certains y voient une dénonciation de Facebook tandis que d’autres s’inquiètent de l’absence d’acteurs dans un festival de théâtre. J’ai pour ma part ressenti la portée politique et psychologique du deuil de Lina Saneh et Rabih Mroué qui prend au Liban des dimensions qui nous sont étrangères. C’est le geste grave de deux artistes qui, modestement et courageusement, laisse l’espace virtuel occuper un espace théâtral. C’est en soi un «suicide» artistique, commentés par les spectateurs avec le même engagement vital que les réactions des amis et opposants de Diyaa Yamout.

À mon retour chez moi, j’ai cherché sa page Facebook. Elle semble ne plus exister. Pour remettre  le tourne-disque en marche, j’avais l’intention d’y laisser un message en réaction à la proposition d’aujourd’hui. Mais le diamant a disparu. J’ai cherché son visage sur Google. Aucun résutat.

Mais le théâtre est toujours là. Un saphir.

Pascal Bély, Le Tadorne

Lina Saneh et Rabih Mroué sur le Tadorne:

Le théâtre carbonisera-t-il Lina Saneh ?

« 33 tours et quelques secondes » de Lina Saneh et Rabih Mroué au Festival d’Avignon du 8 au 14 juillet 2012.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Il est de ces moments uniques où nous assistons à la naissance d’un artiste courageux, accompli, car en recherche. Avec nous. Mitia Fedotenko est un chorégraphe, installé à Montpellier. Dans le cadre du «Sujet à vif» du Festival d’Avignon, il s’est associé pour «la circonstance» avec le metteur en scène François Tanguy et le musicien Bertrand Blessing. «Sonata Hamlet» se veut être «un manifeste qui aborde la question de l’individu serré par les mâchoires du rationnel et celle de la frontière qui le sépare du monde de la consommation. Sonata Hamlet puise son inspiration essentiellement dans Hamlet-Machine de Heiner Muller».

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Quel est donc cet Hamlet incarné dans le corps du danseur, électrisé par l’énergie rock de Bertrand Blessing, propulsé sur la scène théâtrale par François Tanguy ? C’est un jeune homme en blouson rouge et jean’s, au visage de mort, qui n’a rien pour s’asseoir sur aucun trône. Il a tout à (re)construire à partir de ce qui est depuis trop longtemps é(tabl)i pour stopper la propagation du désastre. Sa détermination le conduit à pousser deux tables (au théâtre, c’est un objet souvent détrôné par la chaise) qui produisent le son d’une mécanique dévastatrice. Elles l’entraînent vers la barricade, au combat dans un corps à corps perdu d’avance. Telle une mâchoire, elles l’enserrent, mais il ne renonce pas. Son texte de toute beauté accompagne sa danse de résistance où son corps caméléon impose une morale et des valeurs. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer dansant dans les allées du mémorial de la Shoah de Berlin, où entre les rangées des «tables», les touristes déambulent tandis que d’autres y puisent l’énergie de combattre tous les autoritarismes.

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Là où les mots donnent la matière pour le canon, Mitia Fedotenko danse leur trajectoire. Corps et texte s’emparent du mythe shakespearien pour imbriquer le royaume danois corrompu de Shakespeare, l’effondrement du bloc soviétique  et le régime autocratique de Poutine. La réussite de Mitia Fedotenko est de faire sens en 2012 en reliant ces trois contextes et d’y puiser sa puissance en mêlant danse et théâtre là où d’autres empileraient les tables pour leur petit pouvoir, il met tout en jeu, en espace, en projection pour nous inviter à saisir ce qui se (re)joue: le pouvoir contre le corps. Il s’empare alors de la robe d’Hamlet pour imposer sa danse sur les tables transformée en scène, sans issue. Un moment stupéfiant m’immobilise: une créature hybride émerge, où l’on perçoit son jean’s d’aujourd’hui s’entremêler dans la robe, tel un serpent prêt à piquer. Bien que le pouvoir corrompu et autoritaire lui retire tout (micro et costume, comment ne pas y voir la main de Poutine ?), Mitia Fedotenko oppose une danse de la puissance qui s’empare de tous les espaces pour y autoriser les mouvements d’une pensée libre. Au sol, en hauteur, dans les vibrations de la guitare, le corps est une parole fluide.

On sort troublé de ce «Sonata Hamlet», conscient que la rencontre entre Mitia Fedotenko et François Tanguy ouvre un espace de création tout juste exploré, où tout peut jaillir sur la paroi en plexiglas des pouvoirs surprotégés.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Sonata Hamlet » de Mitia Fedotenko du 9 au 15 juillet 2012 dans le cadre du «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

Crédit photo: Paul Delgado