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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

À peine le spectacle «Le maître et Marguerite» du Britannique Simon McBurney a-t-il commencé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes que je m’inquiète. Comment me concentrer sur la mise en scène alors que les surtitres sont aux deux extrémités du plateau et que je suis au centre? Quelle gymnastique vais-je devoir trouver pour vivre ce spectacle parce que Monsieur McBurney ne veut pas déstabiliser son gigantesque dispositif vidéo? La question serait sans importance pour une pièce facile à «lire». Sauf que «Le maître et Marguerite» est un roman complexe. Écrit par Mikhaïl Boulgakov, il connut plusieurs versions avant d’être définitivement publié peu après sa mort en 1940. Il restera longtemps interdit par le pouvoir soviétique. Et pour cause: ce pamphlet contre le totalitarisme communiste est composé d’incessants allers-retours entre plusieurs contextes. D’abord avec la vie d’un couple où “le maître” est un  écrivain torturé épris d’amour pour Marguerite, femme aimante et courageuse qui affronte la lâcheté du pouvoir. Puis avec un «collectif» d’écrivains revendiquant la liberté, car soumis aux caprices de la censure qui les mèneront vers la mort ou l’internement en hôpital psychiatrique. Et enfin avec Jérusalem à l’époque de Ponce Pilate où celui-ci ressentait un certain «trouble» dans sa relation de pouvoir avec Jésus. Simon McBurney renverse donc la commode de ce roman à tiroirs et m’invite à m’emmêler dans ses noeuds pour les dénouer, me nouer à nouveau et me relier. A ce jeu-là, ce n’est plus une gymnastique, mais une torture qui navigue entre plaisir, fascination et colère.

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Car ce metteur en scène a plusieurs cordes à son arc pour me séduire par un théâtre d’effets qui, telle une piqûre paralysante, me sidère avant que je reprenne conscience de mon regard critique. Il est un incroyable manipulateur qui articule comme par magie les mouvements de seize comédiens avec des décors d’une belle légèreté et des projections vidéos sur le mur de la Cour qui réduisent la distance avec la salle. Tout semble sur roulettes et donne l’étrange impression que chaque élément humain et matériel glisse, vole et qu’il est flambeau pour éviter toute rupture. On s’approche d’une fresque, d’un dessin animé, d’une performance picturale quand les corps nus mettent l’âme à nue, lorsque la crucifixion du Christ répond au désespoir de Marguerite. «Le Maître et Marguerite» est un espace symphonique où chaque acteur est élément d’une partition destinée à élever la conscience pour s’échapper d’un système totalitaire. Je reconnais là sa virtuosité qui m’avait emporté en 2010 au Festival d’Automne avec «Shun-Kin» où son génie de marionnettiste avait fait merveille.

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Je suis rapidement perdu, mais je me laisse porter par les images en 3D d’un Google Mapp de Moscou, par la neige qui balaie le mur, par ses métamorphoses jusqu’à son effondrement (les pierres du Palais nous tomberaient presque dessus). Mais l’ensemble m’éloigne un peu plus du jeu théâtral surtout quand la vidéo se substitue à la danse, quand la musique devient autoritaire. Des longueurs s’installent parce que le sens s’échappe: celui-ci a besoin de dépouillement jusqu’au nu (suffit-il de peindre le corps en bleu de Marguerite pour faire penser à Matisse?). Il requiert un espace mental pour laisser le spectateur interroger ses désirs et non faire diversion en permanence parce que Simon McBurney est à la peine pour s’y retrouver. Peu à peu, je passe mon temps à enlever le feuillage pour repérer une clairière dans une forêt aux multiples dimensions et y ressentir le corps du texte, la chair des corps au croisement de la religion, du pouvoir, de l’amour et de l’art. Peu à peu, le dispositif scénique m’assiège à l’image de la censure soviétique: «c’est ici qu’il faut voir», me gueule Mc Burney. La Cour est son IPAD géant qui finit par me glisser dessus. Ce déluge de moyens est un théâtre qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject. Simon McBurney est certes inventif, mais ce qu’il fait passer pour de l’innovation n’est qu’un recyclage d’images digérées par la société de consommation qu’il érige en système de pensée pour voir le beau.

A la perte du texte, est venue s’ajouter peu à peu la disparation ce qui fait corps entre la scène et moi.

Inqualifiable.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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Au Festival d’Avignon, l’ennui comme seule violence.

Die Ring des Saturn” («Les Anneaux de Saturne»), mis en scène par la Britannique Katie Mitchell, tourne essentiellement autour d’une fausse bonne idée. Le spectacle consiste en l’adaptation d’un roman de l’écrivain W. G. Sebald, récit mené à la première personne, plongé dans la conscience du narrateur-personnage sous forme de monologue intérieur. Le texte, sinueux, foisonnant, est de toute beauté, et l’on comprend aisément ce qui a pu pousser la metteuse en scène à l’adapter. Le narrateur évoque son errance le long de la côte anglaise au sud de la ville de Norwich, les réminiscences suscitées par la promenade (Première, Seconde Guerre mondiale, attaque des Hollandais au XVIIe siècle, etc.) mais aussi des considérations sur l’avenir de la planète, rendu incertain par les changements climatiques. Ces diverses pensées se muent en véritable investigation philosophique qui permet à l’auteur de développer sa théorie sur la relativité du temps (le passé est produit par la mémoire. Le futur consiste en nos désirs ou nos craintes. Seul le présent existe, nous dit-il). Elles font également basculer le récit à de nombreuses reprises dans le registre de l’étrange, lorsque la distinction entre réel et imaginaire se brouille pour le narrateur et les lecteurs-spectateurs.

La nature même du texte, abstraite, solennelle, pour ne pas dire austère, rend le pari de la mise en scène particulièrement risqué, tant il est aux antipodes de ce qui relève du spectaculaire. La mélancolie du propos, la monotonie de la prosodie, la quasi-absence de personnages, et surtout, le fait que tout n’est que projection, visuelle ou imaginaire, issue de l’esprit du narrateur (voire de l’auteur) rendent forcément difficile à résoudre la question de l’incarnation. C’est là justement que Katie Mitchell tente de déjouer les attentes. Alors que de nombreux metteurs en scène auraient conçu une mise en scène classique autour d’un comédien qui donnerait corps et voix à celle du narrateur, la Britannique cherche à éviter cette facilité : on trouve avant tout, sur scène, des “acteurs”, davantage que des comédiens. Par acteur, il faut entendre des personnes qui agissent, au sens propre du terme. Au premier plan, se trouvent des musiciens (pianiste, programmatrice), trois lecteurs qui se succèdent à intervalles réguliers pour donner voix au texte, et des “faiseurs de bruits” (parfois les mêmes que les lecteurs) qui tentent de recréer la perception auditive de ce qui est énoncé. Trois grandes images projetées en haut du mur se chargent de diffuser en noir et blanc la vision produite par le texte. Enfin, l’arrière-plan cache une chambre d’hôpital, où un homme (l’auteur? le narrateur?) est alité, immobile, le regard dans le vide. Tel un rideau de théâtre, une porte s’ouvre de temps à autre pour nous révéler cet espace. Le seul comédien n’a pas d’identité clairement définie, même si l’on peut supposer qu’il s’agit de Sebald, et il ne fait, pour ainsi dire, qu’acte de présence.

Par ce dispositif, Katie Mitchell a donc choisi de fragmenter la perception du texte et du monde pour éviter, sans doute, une sorte d’illusion référentielle, justement dénoncée par ce texte même. Le problème est qu’elle la retrouve comme malgré elle. Ce retour du refoulé est même particulièrement violent, hélas, pour le spectateur, la violence prenant ici la forme de l’ennui. L’écrit est omniprésent et pour les non-germanophones, la majeure partie de la pièce consistera à lire une traduction projetée sur deux grands écrans noirs situés aux extrémités de la scène. Lire le texte, donc, mais aussi entendre des bruits d’eau, de pas, de vent, de porte ouverte, fermée, etc., c’est-à-dire l’incarnation la plus littérale, la plus signifiante, la plus réaliste qui soit.

Outre le fait qu’il est difficile à la fois de lire et d’observer les “faiseurs de bruits” accomplir leur tâche (pourquoi alors les montrer sur scène ?), ce choix réintroduit un rapport au réel d’une grande naïveté. Qu’apporte par exemple le bruit d’une ouverture de canette à la mention de cet épisode dans le texte, si ce n’est l’impression dérisoire d’un dispositif inutile ? À deux reprises, les “faiseurs de bruits” cessent leur activité, se tiennent de profil et entament le même geste : le bras droit se soulève, la main vient masquer le regard. On en vient à se demander s’il ne s’agit pas là d’un signe adressé au public pour qu’il fasse de même. La vidéo n’est pas en reste, qu’elle diffuse des images produites en direct ou tournées auparavant. Ce dispositif visuel, déjà vu mille fois, erre dans les mêmes contradictions que déjà mentionnées: il tente de donner à voir le monde et le texte, filtrés par la poésie de l’image. Mais suffit-il d’un noir et blanc rendu flou par la pluie ou d’un plan fixe sur un regard perdu dans le vide pour faire ?uvre poétique ?

Peut-être aurait-il été plus intéressant de poser de façon scénique la question de l’univers mental du personnage, sans se soucier d’un théâtre à effets de réel. Il ne suffit pas de fragmenter un effet pour le faire disparaître : il faut inventer d’autres formes, d’autres façons de faire sentir l’errance, l’exil, thématiques à l’?uvre aussi bien dans la vie de Katie Mitchell (Britannique vivant à Berlin) et de W. G. Sebald (exilé allemand en Angleterre) que dans leurs productions.

Sylvain Saint-Pierre, Le Tadorne

Katie Mitchell sur le Tadorne:  Au Festival d’Avignon 2011, le théâtre crève l’écran.

“Les anneaux de Saturne” mis en scène de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 8 au 11 juillet 2012.