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THEATRE MODERNE Vidéos

Lui, c’est mon genre.

La scène me paraît immense. On dirait un territoire où il ne se passe plus rien, tel un paysage après la bataille. Une scène comme désertée par les saltimbanques où répond une salle clairsemée. Il arrive face à nous avec son look d’adolescent qui prend le temps de grandir. Son corps est une masse, sans centre de gravitation. Jonathan Capdevielle est là et je m’interroge : y parviendra-t-il ? À capela, il commence son tour de chant. Je reconnais Madonna et d’autres tubes pop de ma jeune vie d’adulte complexé, apeuré à l’idée de danser sur une piste d’un night-club gay toulousain. Des rires nerveux se font entendre de la salle, entre moquerie et tendresse. Je crois reconnaitre ceux qui me raillaient dans la cour de récréation. À l’heure où la théorie du genre fait débat, cet homme s’avance sur le grill d’une société française décomplexée qui n’hésite pas à stigmatiser ce qui n’est pas droit. Mais ce soir, le théâtre est là, seul, débarrassé de la planète médiatique abrutissante. Ce soir, c’est entre lui et nous. Ce soir, il nous faut écouter.

Justement, Jonathan est tordu. Il déraille avec ses pauses silencieuses entre deux couplets et des refrains qui n’ont rien à voir avec la variété internationale : j’entends des voix. Je reconnais l’accent du sud-ouest, celui de Tarbes plus précisément, où il vécu avec sa famille. Cette voix rocailleuse s’invite sans crier gare, tel un écho pour écouter cette France que l’on n’évoque plus : Madonna a fort à faire et finit par laisser place aux insultes sexistes et homophobes qu’à Tarbes comme ailleurs, on distille comme autant de virgules, de poings virgules, d’onoma-tapettes, à priori sans conséquence. Jonathan est fait de cette matière-là: il ne renie rien et Madonna doit composer avec une musique d’outre-tombe, du fin fond d’une boîte de nuit, où l’on danse sur des airs de publicité pour Malibu.

La voix est omniprésente dans «Adishatz / Adieu». Elle vous tombe dessus à l’image de cet échange téléphonique entre Jonathan et son père. Pendant qu’il se maquille et se travestit dans sa loge, j’écoute médusé ce dialogue surréaliste où l’on évoque la pluie et le beau temps sans parler du climat ; où l’on décrit ce que l’on fait en évacuant le sens du geste; où l’on s’étonne de s’appeler la veille de Toussaint, jour où le père fleurira seul les tombes de la mère et de la soeur. La métamorphose de Jonathan se nourrit de ce lien d’amour: le papillon n’est-il pas constitué du corps de la chenille ? Cette loge est aujourd’hui sa cabane : il est libre d’y faire entendre la voix de sa sœur, agonisante sur son lit d’hôpital. Il est libre d’endurer et d’endosser les rôles de ses amis qui l’ont conduit par le passé dans cette boite de nuit où se sont échoués leurs désirs d’amour sans limites. La scénographie est saisissante : à mesure que Jonathan tombe et se relève, la scène se fait fleuve et charrie les personnages vers la tragédie, vers son théâtre. Il les accueillent tous. Dignement. Même quand le corps de Stéphanie bourrée transporte les ravages de nos amours sans lendemain, l’autre à qui l’on croyait pour un rhume, pour un rien

Et puis, il y a l’écho. Toujours ces voix. Elles sont dans nos boîtes de nuit, dans nos caisses intérieures et ne cesseront jamais de faire résonnance. Il n’y a que le théâtre pour leur donner l’écho qu’elles méritent. Jonathan invite cinq hommes. On dirait qu’ils débarquent des montagnes Basques ou Corse. Madonna semble de la partie comme si tout se fondait, se liait, se reliait. Ils chantent ce qui fait notre culture : des voix entremêlées pour nos corps utopiques.

Jonathan peut maintenant “déjeuner en paix”. Il est de Tarbes. Il est des miens. Il est des nôtres.

Pascal Bély – Le Tadorne

«Adishatz / Adieu» de Jonathan Capdevielle au Théâtre des Salins de Martigues le 28 janvier 2014.
Crédit photo: Benoit Fortrye.
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Préparez-vous pour des journées particulières au Festival Off d’Avignon 2014…

Tout au long de l’année, les contributeurs du Tadorne alimentent leur appétit de découvertes artistiques, dans les différentes salles de spectacles du territoire pour déposer leurs regards sensibles sur le blog «Le Tadorne». Le Festival d’Avignon est leur point incontournable de ralliement avec les spectateurs.

Pendant le Festival Off d’Avignon, Les Offinités du Tadorne (document à télécharger: Offinités 2014 PDF) sont un rendez-vous régulier où s’entend la parole critique des spectateurs dans l’espace circulaire du chapiteau du Off. Dès le mois de juin, nous publions sur le Tadorne notre sélection de 100 spectacles, fil rouge des Offinités qui s’alimente des choix des festivaliers tout au long du Off.

En 2014, pour la troisième année consécutive, l’équipe des Tadornes sera au village du Off lors de 8 rendez-vous à 17h. La parole des spectateurs y sera mise en lumière, croisée avec les artistes, accompagnée par le regard averti des Tadornes passionnés. Ensemble, nous serons engagés dans un processus de parcours de spectateurs.

8 rendez-vous pour 8 groupes accompagnés par Pascal Bély, Sylvie LefrèreSylvain Saint-Pierre et Bernard Gaurier. Nous irons voir trois spectacles (entrecoupés de séquences d’écoute créative de nos ressentis) pour rejoindre à 17h,   le Magic Mirror, espace central du Off. Là, nous créerons notre retour critique avec la complicité du chorégraphe Philippe Lafeuille. Ce sera une porte d’entrée pour échanger avec le public présent.

Pour la première fois en France, nous allons vibrer, danser, rêver, jubiler, exprimer par tous les moyens, les paroles vivantes de spectateurs.  Pour enrichir nos perceptions, en lien avec les artistes, en  marche pour coconstruire cet espace interactif !

L’agenda des Offinités

10 juillet – «Le Grand Off du tout-petit» – Les professionnels de la toute petite enfance vont au spectacle et nous immergent dans l’univers foisonnant de la création pour tout-petits.

12 juillet – «Le Grand Off des petits et grands»– Parents et enfants (de 8 à 15 ans) vont au spectacle et restituent: «Qu’avons-nous vu ensemble? »

14 juillet– «La critique en Off des spectateurs Tadornes» – Les animateurs du blog «le Tadorne» et leurs amis Facebook vont au spectacle et s’interrogent: «C’est quoi être un spectateur Tadorne?»

16 juillet – «Le vrai Off des managers-chercheurs» – chercheurs, manageurs, décideurs vont au spectacle et s’interrogent: «et si la question du sens se travaillait dans les relations humaines incarnées au théâtre? »

18 juillet – «Le bel Off du lien social » – Les professionnels du lien social vont au spectacle et s’interrogent: «Comment le théâtre évoque-t-il la question du lien? »

20 juillet – «Le grand écart du Off» – Des spectateurs passionnés de théâtre découvrent la danse et inversement : «Danse – Théâtre: un même mouvement? »

22 juillet – «L’étrange Off vu d’ailleurs» – Un groupe de spectateurs étrangers vont au spectacle et s’interrogent: «Le langage du théâtre est-il universel? »

24 juillet – « Le Off est-il in?» – Un groupe de spectateurs  in-off fait le bilan du festival.

 

Philippe Lafeuille, artiste associé

philippe torero

A travers son travail de chorégraphe, Philippe Lafeuille engage le corps en mouvement dans une grande liberté, loin de toute étiquette ou chapelle. Il propose une écriture chorégraphique qui emmène le corps vers le théâtre.
Peut-être la volonté de créer un “théâtre de la danse”. L’espace scénique devient alors un terrain de jeux de tous les possibles, où l’art chorégraphique tisse avec le théâtre, mais aussi les arts plastiK, l’humour et la poésie la toile de tous les possibles.

Comment participer aux Offinités?

– Vous êtes un spectateur et vous souhaitez vivre une journée particulière au Festival d’Avignon: écrivez-nous (pascal.bely@free.fr). La participation à la journée est gratuite. Seule les places à tarif préférentiel sont à votre charge.

– Vous êtes un professionnel de la petite enfance, du social, de l’éducation, de la recherche et vous souhaitez vous inscrire à une des journées (à titre individuel) ou inclure votre équipe dans une démarche interactive de réflexion sur son projet: écrivez-nous (cabinet@trigone.pro) ou inscrivez-vous sur le site www.trigone.pro

Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre, Bernard Gaurier – Les Tadornes.

"Les Offinités du Tadorne" du 10 au 26 juillet 2014, au village du Off.
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AUTOUR DE MONTPELLIER THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

To be or not to be written

En cette fin de semaine, je sors hors des murs de la ville. Je roule, tambour battant, vers un de mes lieux préférés, Sortie Ouest à Béziers. La fraicheur de la nuit nous accueille, et dès le premier chapiteau, l’équipe est là, attentionnée pour chaque spectateur. Un sourire, un mot, un geste. Quel plaisir de retrouver Isabelle, Laurent, Jean et les autres !

Le deuxième, légèrement plus grand, nous invite dans le plaisir de la bonne bouche, autour de cuvées et de produits de la région. On y croise des visages connus, perdus de vue, on se raconte nos parcours divers, on rit et on est bien. L’atmosphère est chaleureuse et suscite les échanges.

Photo-David-Ayala-CPH-LIGHT

Ce vendredi, je viens retrouver David Ayala, comédien que j’avais remarqué à Avignon cet été, dans ” La carte du temps” au théâtre des Halles. Dans ce circuit de chapiteaux gigognes, nous prenons place dans le dernier. La salle reste éclairée. Les premières minutes me surprennent, car le public se met très vite à rire, aux moindres mimiques du comédien. Ce n’est pas un on man show pourtant? Je reste à l’écoute, silencieuse, j’attends.

Le metteur en scène a choisi de jouer sur sa posture. Celui qui dirige les comédiens, qui note ses idées de création…. David se campe, avec son grand corps, comme un monument du théâtre. Il étale sa puissance de savoir, connait toutes les ficelles du métier, les références littéraires ou cinématographiques. Il est en action vivante de recherche. On le sent boulimique de travail comme tout artiste passionné. Son visage prend la dimension de son imaginaire et se transforme à chaque instant. Il cherche à partager sa vision. Son regard s’appuie sur celui des spectateurs qu’il interpelle. Ils sont ses comédiens d’un soir. Dans ces allers et retours, nous rentrons dans l’envers du décor.

Régulièrement, comme dans une scène rêvée, le noir s’abat sur le plateau, et la clarté d’un projecteur révèle la qualité scénique du comédien, qui retrouve le texte de Shakespeare. Grâce à ces flashs,  nous suivons le fil de l’histoire terrible de Macbeth. Je sens des larmes pointer, et quand la lumière revient, la construction créative poursuit son processus. Les doutes, les questionnements, valsent entre les impulsions du metteur en scène. Il bouillonne à travers ses guerres intérieures et historiques, pour passer vers l’au-delà.

On ne sait plus s’il vit la réalité ou un cauchemar quand il se plonge dans la baignoire. Il prend un bain de souffrance, il se lave de ses échecs et se tourne vers nous, nu, dégoulinant;  il se donne à nous public. L’éclat du rouge sang sera le dernier costume qui inondera sa peau. Il est de chair.Nous sommes ses voyeurs censeurs, qui feront vivre ses créations.

Je pense à ceux qui ne sont plus là et qui nous ont tout donné sur scène…Je pense à ces guerriers prêts à sacrifier leur vie, pour la liberté de leur pays et de leurs concitoyens.

Au théâtre, je deviens, à mon tour, un être de chair et de pensée.

Sylvie Lefrere – Tadorne

“Macbeth”( The notes) de Shakespeare mis en scène de Jan Jemmett, à Sortie Ouest du 15 au 17 janvier 2014.
Photo-David-Ayala-(CPH)-LIGHT
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PAS CONTENT

Sortie en vidéo de “Mort à Venise” par Thomas Ostermeier.

Voir une pièce de théâtre après une journée de travail met à vif mes attentes envers un spectacle. Encore plus lorsqu’il émane d’une «figure» importante du monde théâtral de ces dernières années, représentante attitrée d’un «théâtre politique» qui se veut renouvelé. Ce mardi en fin d’après-midi, je quitte mon établissement scolaire. Comme bien d’autres de ce type, il est confronté à de nombreuses difficultés aussi bien individuelles que collectives : un corps social en décomposition, des attitudes pulsionnelles de repli qui fissurent toute idée d’unité et de vie en commun, même si coexistent aussi des affects démultipliés, des appels à la solidarité et des manifestations d’humanité. Ces paradoxes sont particulièrement difficiles à penser, car y être confronté au quotidien présente le risque de manquer de discernement et de perspective ; tandis qu’adopter une posture distanciée peut faire manquer l’objet. Comment, cependant, faire l’impasse sur ce qui synthétise à bien des égards les enjeux politiques majeurs de notre temps ?

De mon établissement d’éducation prioritaire au Théâtre de la Ville de Paris, j’espère un changement de décor, mais pas seulement : ce qui importe, surtout, est d’essayer de penser notre monde et ce qui peut faire corps de nos jours. «Mort à Venise», le roman de Thomas Mann interroge l’intime, la transgression et l’attrait du mal. Mais ce récit présente surtout l’impossibilité d’un ailleurs. D’un espace à part, d’une utopie. La contamination progressive de Venise montre qu’il ne suffit pas d’être sur une île pour se préserver du choléra…ni place du Châtelet pour que «la banlieue» et ses problématiques s’évaporent. Cela pourrait faire justement l’objet d’un travail artistique, mais encore faut-il en avoir conscience.

L’adaptation du roman par Thomas Ostermeier repose sur un dispositif cynique davantage que scénique : fausse construction contre vraie déconstruction à moins que ce ne soit l’inverse, la mise en scène fait outrageusement penser au travail que Katie Mitchell a mené dans sa trilogie – Christine, d’après Mademoiselle Julie ; le Papier peint jaune ; Reise durch die nacht (Les Anneaux de Saturne entrent également dans cette catégorie). Il reprend presque tel quel le dispositif : des comédiens comme pure présence physique, une accession à leur intériorité par une voix-Off avec traduction immédiate, des images filmées/projetées en direct qui grossissent le plan du visage pour en accentuer les nuances d’expression, un jeu sur le champ-contrechamp invisible, mais prévisible : «La Mort».…Des images vidéos, donc, qui explicitent ce qui l’est déjà et n’a nul besoin de l’être davantage : les personnages d’Aschenbach, de Tardzio et de sa famille bourgeoise ; l’hôtel de villégiature ; le rythme des repas et des sorties à la plage. Il faut reconnaître à la mise en scène de chercher à s’affranchir du film de Visconti. Mais cette présence de la vidéo désincarne une relation que le metteur en scène peine à élaborer, des personnages entre eux ou avec le public. Le jeune Tadzio joue sur I-Pad un jeu de guerre..image sur image…pour quoi ? Cette pseudo-modernité s’avère en réalité bien stérile : elle traduit une relation en miroirs qui ne réfléchit jamais le dehors. Une façon de déconstruire le mythe qui se veut amusante, mais qui est surtout snob et condescendante. On croirait voir une mise en scène théâtrale du directeur de la rédaction de Libé : de la «déconstruction mondaine», comme lorsque le spectacle est perturbé de façon artificielle par un comédien qui interrompt le jeu de tous, demandant de rallumer les lumières. Imprévu tellement prévisible, qui ne fait d’ailleurs par rire grand monde. Ou lorsqu’un musicien et des danseurs flamenco font irruption sur scène…on se demande alors si Ostermeier ne confond pas l’Espagne avec l’Italie… ce sont certes deux pays du sud de l’Europe…Le «cirque médiatique» de ce spectacle se donne même à voir explicitement, lorsqu’un extrait d’article de journal est filmé puis projeté : il s’agit de propos critiques de Thomas Mann sur son roman, le qualifiant de «mi-érudit et mi-raté». Le théâtre politique se résumerait donc à cette plate ambition : être le média des médias…

1h20 de spectacle, ce peut être très long. L’accueil des spectateurs est mitigé. Visuellement belle, dotée d’un accompagnement musical superbe (piano comme caisse de résonance des désirs fous d’Aschenbach), la mise en scène ne suffit pas à penser l’objet. Le final, qui voit les soeurs de Tadzio se transformer en Erinyes dans une chorégraphie grotesque, ne laisse pas seulement vide la scène : où est le propos ? Où est le politique ? Où est ce théâtre prétendument engagé qui inviterait à re-panser le corps social ?

Thomas Ostermeier fait de la scène et de l’intime des îlots privilégiés, manifestement sans se douter que reléguer le réel dans un hors-champ conduit à une impasse : le retour du refoulé, toujours prompt à resurgir, comme nous le rappelle le roman. Mort à Venise, au Châtelet ou en « banlieue », les questions fondamentales restent en suspens…

Sylvain Saint-Pierre, Tadorne.

"Mort à Venise", mise en scène de Thomas Ostermeier au Théâtre de la Ville de Paris du 18 au 23 janvier 2013.