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LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

«La légende de Bornéo»: un si beau travail.

Tandis que les désirs d’ouvertures s’entendent ici ou là, la peur donne le tempo et les enferme dans un «no futur». Tandis que l’on nous exhorte de changer, nous continuons à imposer un modèle productiviste finissant pour trouver des solutions à la crise. Le cercle est vicieux. Heureusement, le théâtre est encore là pour nous aider à penser autrement, à nous interroger différemment, à faire corps social pour retrouver l’élan collectif. Parfois, il y a le théâtre (souvent belge d’ailleurs) pour nous inviter à relier ce que nous cloisonnons, à bousculer l’ordre établi et ouvrir nos systèmes de représentation, levier de tout changement (au-delà des dogmes tout faits qui nous tombent dessus ou des slogans de communication, vecteur de l’insignifiance). Confiant envers deux lectrices fidèles du blog qui m’invitaient à faire 200 km pour aller à leur rencontre, parce que «c’est intelligent», je suis parti voir le collectif «l’Avantage du doute» pour leur dernière création «La légende de Bornéo». J’en suis sorti plus fort, plus penseur, plus acteur alors que la question du lien au travail (thème de la pièce), aurait pu m’éloigner du plaisir.

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Ce qui frappe d’emblée, c’est le collectif composé de cinq acteurs. Leur hiérarchie est invisible, à l’image des entractes où chacun contribue à débarrasser la scène…Ils font collectif ouvert parce qu’ils nous accueillent. Alors que nous attendons que le spectacle commence, Simon Bakhouche, «acteur à la retraite», améliore ses fins de mois en nous proposant pour 1 € pièce, des crêpes de Dunkerque élaborées par sa femme. Certains spectateurs achètent…comme quoi, le théâtre ne pèse pas lourd face à la pulsion de faim! Dans cette séquence, la relation marchande artiste–spectateur évoque aussi la précarité grandissante de ceux qui ont atteint l’âge de se reposer…ou de poursuivre leur oeuvre! J’y vois également l’urgence d’ouvrir cette relation pour l’émergence d’un nouveau paradigme à partir d’un collectif non hiérarchisé. Leur dynamique de groupe nous y aide d’autant plus qu’ils parviennent à inclure le vaudeville, le one woman show, dans une esthétique contemporaine où le signifié prend le pas sur le signifiant. Chapeau ! Car, comment aborder la question complexe du travail, si l’on ne pose pas la relation ouverte entre artistes et publics pour que s’accueillent nos ressentis, nos visions, nos mots, nos corps…?

A ne pas être sur le pouvoir, ce collectif dégage une puissance contaminante qui autorise bien des porosités. C’est ainsi que je navigue du couple, à Pôle Emploi, à la famille, à la relation pédagogique, à la reconversion, sans avoir une seule fois l’impression d’être dispersé et manipulé. D’autant plus que pendant que certains jouent, d’autres observent. C’est toujours contenu, jamais sous contrôle. Avec eux, tout se relie, tout se traverse : leurs corps d’acteur captent, restituent, subliment. Ce sont des artistes populaires.

Ce collectif aborde le travail par tant d’angles que cela forme une vision. De scène en scène, je le ressens comme un système d’opérations. Il n’est plus un système de valeurs. La pulsion, la mécanique a pris le pas sur l’échange de nos représentations (l’épisode où la jeune sœur, comédienne –sincère Judith Davis– entre en conflit avec son beau-frère robotisé par son entreprise, est sur ce point saisissant!). Même le couple importe dans ses jeux amoureux, l’opérationnalité du travail. Tout est contaminé jusqu’au système absurde de Pôle Emploi (instant drôle et tragique où Claire Dumas incarne un conseiller), pris dans un engrenage de procédures qu’il ne supervise plus. L’opération a pris le pouvoir sur le système de pensée censé le réguler. Le corps et l’esprit sont déconnectés si bien que le biologique lâche (à l’image de la troublante scène où Nadir Legrand – acteur exceptionnel- ne se contrôle plus), à moins qu’il ne soit matière de travail (la danse de Mélanie Bestel avec son mari n’est qu’une succession de gestes sans rapport avec le  propos…). Le collectif élargit sa focale jusqu’au système culturel responsable d’instrumentaliser la poésie à des fins de communication pour cacher la misère sociale à partir de «matières» produites par des acteurs de plus en plus précarisés (avez-vous remarqué le nombre de lieux culturels qui se nomment «Fabrique», «Atelier», voire même «Usine»?).

Je comprends que, peu à peu, changer le travail supposerait de transformer notre relation à l’art, au beau dans une société où la pulsion a remplacé la raison.

Pour que le rêve d’être quelqu’un ne se réduise pas à conduire les opérations de déneigement lors d’hivers sans fin…

Pascal Bély – Le Tadorne.

« La légende de Bornéo » par le Collectif l’Avantage du Doute au Théâtre de Nîmes les 14 et 15 mars 2013. Au Théâtre Garonne de Toulouse du 19 au 23 mars 2013.