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Les lieux du Festival d’Avignon – « A corps et à mots »

Nous sommes jeudi 24 juillet, le moment de vivre la dernière Offinité des spectateurs de l’édition 2014 du Festival d’Avignon. Rythmée par les rencontres entre spectateurs, notre édition ne ressemble à aucune de celles que nous avons vécues. C’est donc pour nous déjà l’heure du bilan : In, Off… « Le Off est-il In ? Le In est-il Off ? » Ou sont-ils tous les deux « out » ?

Une nouvelle fois, nous restons fidèles au principe des Offinités, selon lequel les gestes et le mouvement doivent prolonger la parole. Mais pour cette dernière journée, nous avons pensé à un nouveau dispositif : parcourir  en groupe la ville d’Avignon de 9h à 17h, passer devant ses lieux emblématiques, pour révéler en nous l’imaginaire du spectateur.

Sous le chapiteau du Off (“Le Magic Mirror“), nous nous remémorons les Offinités de 2013 où nous donnions rendez-vous à 11h30 pour une tribune critique de quatre vingt dix minutes: le « Sylvie, où êtes-vous ? / Je suis là Pascal » marquait notre volonté d’articuler une parole et une présence communes ; la difficulté de prendre cette même parole en public.

Du village du Off, nous nous rendons à la Manufacture. L’an dernier, la puissance politique de « Discours à la nation » de David Murgia nous avait marqués. Mais par-delà la qualité d’ensemble de la programmation, quelle relation au spectateur ce lieu noue-t-il ? La représentation de soi qui se déplace des salles de spectacles vers ce lieu mondain ne favorise pas de véritables liens. Il nous semble que l’espace de la Manufacture ne construit une véritable interaction spectacles-spectateurs.

Puis nous filons au Collège de la Salle. Il nous ramène aux Offinités puisqu’il a permis la première rencontre avec Philippe Lafeuille, le chorégraphe des Offinités, à l’époque où il présentait son spectacle « Méli mélo ». Là encore, c’est un espace étrange qui n’est pas véritablement travaillé, en tant que lieu d’accueil des spectateurs et de relations avec eux.

Nous sommes à présent devant Les Hivernales. Le dialogue s’engage entre nous devant un membre de l’équipe de lieu dédié à la danse, intrigué par notre conversation. Pour certains d’entre nous, cet espace est le lieu des rendez-vous manqués. Il contraint les spectateurs à des choix de spectacles sur 10 jours uniquement alors que le Festival dure trois semaines. On nous explique alors de façon rigide et sèche que c’est parce que « trois semaines, c’est long pour les artistes ». La réponse qui nous est faite traduit bien l’idée que la figure du spectateur est inexistante, ou du moins qu’elle passe au mieux au second plan. Nous comprenons vite que pour notre interlocuteur la question est évacuée. Il métaphorise à son corps défendant la programmation de cette salle et l’esprit des Hivernales tel que nous le percevons.

Direction désormais La Condition des soies. Elle accueille peut-être l’une des plus belles salles du Off, qui donne l’impression d’entrer dans une grotte ou dans une caverne. Comme spectateurs, l’image qui nous marque est celle de la liste d’attente ou des queues interminables. Pourtant, nous ressentons souvent un souci de l’accueil des spectateurs, ce qui correspond bien aussi à l’esprit de la programmation, des petites formes sensibles et engagées.

En remontant vers le Palais des Papes, nous nous arrêtons devant l’Hôtel de la Mirande. La figure de l’artiste plasticienne  Sophie Calle nous réapparaît telle qu’elle était l’an dernier, accueillant les spectateurs dans sa suite pour une exposition vivante, le corridor de son existence. Juste en face de l’hôtel, nous repérons une entrée du Palais des Papes. Nous revoyons également  le performeur Steven Cohen emmuré, sous la scène de la cour d’honneur, sortir de son enfermement pour nous conduire, quant à lui, dans le corridor de la mort.

Puis c’est la Cour d’Honneur…qui va nous diviser. Certains d’entre nous restent fascinés par la beauté majestueuse de ce lieu lorsqu’elle vient se surajouter à l’esthétique de la représentation. Sans son harmonie de pierres, ciel et nature, la force des propos perdrait de sa puissance. Inferno de Roméo Castellucci reste à ce titre l’expérience d’une puissance incomparable. Théâtre des origines où se font corps les relations entre l’Homme et la Nature, lieu utopique de réconciliation nationale dès 1947 autour de la représentation des Grands Textes, qu’est devenue la Cour au fil de ces années ? Combien de spectacles fondateurs ces dix dernières années par exemple ? C’est un lieu impossible et sacralisé. De l’impossibilité peut naître précisément la créativité et la réinvention d’un rapport sacré au monde. Mais nous remarquons aussi que peu d’artistes ont su faire face à cet espace imposant à la fois scéniquement et symboliquement. Ils se sont trop souvent cantonnés à une forme de divertissement ou à un contournement du défi. Dès lors, l’impossible se transforme en incapacité et le sacré confine à la superstition. La Cour peut être la métaphore écrasante de l’institution culturelle en France. C’est une cour avec ses courtisans ; un palais avec ses rois, ses reines et ses bouffons ; une papauté avec ses idolâtres et ses mystificateurs. Nous repensons à ce titre à Paperlapap de Christoph Marthaler. Ainsi, elle peut apparaître comme le temple des relations de pouvoir. Le Palais des Papes est le clignotant sur lequel les médias appuient pour communiquer l’image et les chiffres du Festival.

Pour le spectateur, les sensations restent paradoxales, entre fascination et colère, émerveillement et souffrance. Nous assistons souvent dans ce lieu à des comportements exacerbés de certains spectateurs, qui se sentent autorisés aux pires agissements. Le spectacle se déplace parfois dans la salle, tant ce lieu sur-joue la représentation. Est-ce le cadre qui est source de pareils agissements ? Faudrait-il dès lors l’enlever du programme afin de mettre à bas les idoles et de redonner du souffle au Festival d’Avignon ? Ou au contraire la repenser en rappelant aux artistes qui veulent l’investir l’impérieuse nécessité d’être à la hauteur de ce monument ?

Puis loin, Le Cloître Saint-Louis, adresse administrative du Festival In est un peu à l’image de cette Cour d’Honneur. La beauté des lieux exalte le plaisir sensoriel…mais quel usage en est-il fait ? C’est principalement un lieu de passage, ouvert à tous les vents.

Comme la Condition des soies, le Cloitre des Carmes engage un environnement esthétique qui lui est propre. Entre grotte et arcades, ces salles ont été les réceptacles de nos rires et de nos larmes, et peut-être de nos plus belles découvertes de ces dernières années : « La chambre d’Isabella » de Jan Lauwers, « La Maison de la force » d’Angelica Liddell, « Tragédie » d’Olivier Dubois, « Au moins j’aurais laissé un beau cadavre » de Vincent Mccaigne. Spontanément nous pensons à l’orage, aux averses, car c’est une salle à ciel ouvert : le Cloître des Carmes est pour nous ce lieu où la pluie a pour fonction de souder le public.

A mesure que nous cheminons vers le Magic Miror, nos idées avancent également : quelles relations ces lieux, ces pièces, ces personnes entretiennent-ils avec les spectateurs ? Ont-ils seulement conscience de cet enjeu ? Le travaillent-ils ? Quel processus d’échange, de relation avec le public engagent-ils ? Proposent-ils une alternative au spectateur-consommateur d’une offre culturelle, même de qualité ? Que faudrait-il inventer pour nouer une autre relation ?

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C’est précisément ce qui va se jouer une nouvelle fois lors du travail avec Philippe Lafeuille. Il va chorégraphier nos images, nos ressentis, nos émotions en incluant d’autres spectateurs venus assister à 17h à un bilan parlé du In et du OFF! Et ainsi mettre en corps des spectateurs acteurs, actifs, créatifs.

Alors que le Festival s’achève, peut-être ses dirigeants devraient-ils s’interroger davantage sur le sens de son action. Sur le public auquel il s’adresse de fait (une élite, une bourgeoisie plus ou moins grande, composée majoritairement d’enseignants ? Des touristes ?) alors qu’il devrait s’adresser à tous (l’idéal du théâtre national populaire). Cette question fondamentale traverse le simple clivage In/Off car elle les percute tous deux de la même façon.

Un bilan sera proposé. Il sera chiffré et certainement impacté de la conjoncture d’un été qui a été brulant. Le directeur du In aura à en découdre dans ce contexte si particulier sur le plan politique, territorial, national. Cela fait longtemps que les salles ont été aussi peu fréquentées et cela, sans compter les très nombreux spectateurs qui sont partis durant les représentations (I Am notamment).

Mais qu’en est-il de l’exigence qualitative ? Celle formulée par Jean Vilar et René Char qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont fondé un théâtre aussi créatif poétiquement que liant politiquement ? Sur le plan qualitatif, c’est une année blanche, sans coup d’éclat, à l’image de la création d’aujourd’hui. Nous nous étonnons que durant notre cheminement du jour, nous n’ayons mentionné aucune pièce de cette année mise à part Hypérion Marie-José Malis. Le contexte sociétal semble anesthésier la vision de nombreux artistes. Ou alors ce système par cases (In/Off, acteurs/spectateurs, culture/art) a fini par recouvrir les meilleures volontés.

C’est dans ce contexte que les Offinités ont ouvert une voie, un sillon, une fleur, pour reprendre l’image que René Char adresse à Jean Vilar dans une lettre : « C’est une chance, une de ces double-fleurs qui se produisent quelque fois dans l’Histoire ».

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

“Les Offinités du Tadorne” au village du Off à 17h de 10 au 24 juillet 2014.