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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS THEATRE MODERNE

Avec Daniel Veronese, ma crise de bonheur.

Il y a des applaudissements qui ne trompent pas tant leur musicalité exprime la joie. Une association de bienfaiteurs est à l’origine de ce moment harmonieux : les dix acteurs choisis par le metteur en scène Argentin Daniel Veronese ont tant de grâce que cela en devient miraculeux.

Après «Espia a una mujer que se mata» vue à Aix en Provence en 2008 et «le développement de la civilisation à venir» acclamée en 2010 au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, je ressens toujours cet engagement à proposer un théâtre de sueurs et de larmes où les mots accompagnent les corps à la dérive. Cette sensualité est une matière brute, apprivoisée par une mise en scène qui flirte souvent avec les happenings du théâtre de boulevard et les effets de travelings cinématographiques.

Ce soir, au Festival d’Automne de Paris, «les enfants se sont endormis» d’après «La Mouette» d’Anton Tchekhov est une oeuvre sans surprise pour ceux qui connaissent Daniel Veronese, mais qui produit toujours le même effet : nous y sommes. Il ne nous lâche jamais.

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Parce qu’au huit clos du décor (dont on a l’impression parfois qu’il s’avance vers nous), Daniel Veronese installe une scénographie du secret : la fenêtre qui donne sur les (im)possibles, les coulisses d’où se trame le drame. Chaque personnage, même absent sur scène, est omniprésent. Cette absence-présence produit un sentiment permanent de flottement qui traverse le jeu de ces dix acteurs exceptionnels. Vous reconnaîtrez sans peine les protagonistes de la pièce d’Anton Tchekhov mais Daniel Veronese les métamorphose en leur faisant porter le poids d’une civilisation du progrès à bout de course. Sur scène, on s’écroule sur le canapé pour se réfugier dans son théâtre intérieur, on siffle pour ordonner faute de savoir communiquer, on tape à la porte sans que l’on ne vous réponde, on aborde son statut comme seul signe d’un positionnement. Daniel Veronese installe le groupe à partir d’un mouvement circulaire et spiralé où les mots sont des balles qui traversent le corps de chacun et créent l’énergie d’un chaos maitrisé qui finit par vous entrainer. Ainsi, nous rions à notre décadence et assistons impuissant à la descente d’un plafond de verre qui écrase le désir sur un parterre de certitudes.

En accentuant la proximité des corps (l’espace de la mise en scène n’est que d’un mètre ou deux !), Daniel Veronese produit une micro société faite de magmas où la vision de chacun n’excède pas la distance entre le «moi» et le «je ».  Rien ne nous étonne à ce que le contexte de Tchekhov se fonde dans le nôtre. Daniel Veronese évoque dans la feuille de salle du Festival, «une façon d’attirer l’histoire vers le présent». Ici, le présent ne trouve plus sa force pour penser un futur d’autant plus que l’enfance de chacun est un refuge et non une embarcation collective. Progressivement, je me détache pour ne pas être emporté.  Daniel Veronese me donne l’espace pour m’affranchir de ce magma comme si la condition de l’artiste (thème central de la pièce), dépendait de l’émancipation du spectateur. Je ne vois, pour l’instant, pas d’autre explication à la particularité de cet article : en effet, je peine à évoquer l’histoire car je suis plongé dans une mise en abyme (une pièce dans la pièce) d’où il me plait d’écrire sur mon bonheur de spectateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

A propos d’«Une maison de poupée » d’ Henrik Ibsen publiée en 1879 et adaptée par le metteur en scène argentin Daniel Veronese («le développement de la civilisation à venir») vue au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en mai 2010 et présentée au Festival d’Automne en même temps que «les enfants se sont endormis».

 

À l’époque d’Ibsen, Nora (femme considérée comme « simplette » par son mari avocat, Torvald Helmer) est mère de trois enfants. Elle fait un faux en écriture pour trouver l’argent nécessaire à la guérison de son époux. Une fois la tricherie dévoilée, elle doit faire face à la colère de cet homme dont la vision du mariage reste subordonnée à la société bourgeoise. Chez Daniel Veronese, Nora a tout de la femme émancipée : dynamique, jean’s moulant, danseuse à ses heures. Son mari est un ancien avocat qui a fait faillite pour devenir banquier.

Veronese amplifie les contrastes : au décor dépouillé digne d’une maison après le passage des huissiers (incarnée par la frêle silhouette de Christina, une amie dans le dénuement), il oppose les corps gros du mari, du prêteur et de l’amie médecin. La force de la mise en scène est d’accentuer l’étau entre le milieu bancaire qui impose ses valeurs jusque dans le couple et la corruption qui gangrène la société argentine. Le propos politique (à l’exception du désir d’émancipation de Nora) s’efface au profit des dictats de l’économie financière. Le salon devient un espace intermédiaire entre la rue et le bureau à domicile du banquier où circulent les flux d’une économie rigide pilotée par le pouvoir masculin. Daniel Veronese humanise ce que la banque voudrait bien gommer : la fragilité de chacun d’entre eux face à cette économie qui leur enlève leurs capacités à poser des choix. Alors que les femmes se sont émancipées par l’accès au savoir et à l’éducation, qu’elles ne sont plus sous le joug du religieux, qu’adviendra-t-il de leur autonomie alors que le pouvoir économique reste aux mains des hommes ? La dernière scène (que nous ne pouvons divulguer) esquisse une réponse et bouleverse le public jusqu’à ressentir dans la salle une peur collective qui n’annonce rien de bon.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 «Les enfants se sont endormis» et « Le développement de la civilisation à venir » par Daniel Veronese au Festival d’Automne de Paris du 21 septembre au 2 octobre 2011.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS PAS CONTENT

La danse ignoble de DV8.

Stupéfait. Sidéré. Comment le Festival d’Automne a-t-il pu programmer une oeuvre aussi ignoble ? «Can we talk about this» de la compagnie DV8 de Lloyd Newson est une proposition « artistique » déplacée, clivante, sans perspective, qui s’appuie sur la paresse des spectateurs pour distiller sa vision binaire de la société multiculturelle britannique.

«Multiculturelle» : le mot est lâché. Lloyd Newson et ses onze danseurs investissent un décor de salle des fêtes un peu vieillot pour y installer le conflit et toutes les cloisons qui l’accompagnent. Assis au premier rang, je dois dès la première minute lever les yeux pour lire les sous-titres d’une logorrhée de plus d’une heure trente. Je remercie chaleureusement l’éclairagiste pour y avoir braqué un projecteur…Mais qu’importe. Suis-je venu au théâtre pour assister à une oeuvre structurée comme un documentaire télévisé ? Suis-je là pour écouter passivement une charge contre l’Islam (d’où le titre de la pièce, «Can we talk about this ?»). Je subis une succession de témoignages (de l’affaire Rushdie, en passant par le cinéaste hollandais  Théo Van Gogh assassiné par les fondamentalistes, en faisant quelques détours par des femmes forcées au mariage,…), illustrés par une chorégraphie mécanique assujettie au texte. Le tout finit par donner la désagréable impression d’être soumis à un propos moralisateur et clivant. Les  figures de style visent à faire du corps un objet de propagande. En empilant les attaques répétées des fondamentalistes religieux contre la démocratie, Lloyd Newson assimile islamisme et musulmans.

Le plus scandaleux dans cette proposition est sa suffisance: elle sort les témoignages de leur contexte au profit d’une dénonciation linéaire sans que ne soit posée une problématique complexe. J’identifie ce même processus lorsque des metteurs en scène font jouer aux enfants des rôles d’adultes. «Can we talk about this» voudrait libérer la parole autour de l’Islam, mais l’enlève au spectateur : il n’y a rien à penser, tout à gober.

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Ainsi, la rhétorique des médias de masse se déploie sans difficulté pour nous matraquer de faits qui, bout à bout, démontre l’impossible cohabitation de l’Islam avec nos démocraties. La danse s’efface peu à peu au profit d’une gestuelle caricaturale, enfermant Lloyd Newson dans ses certitudes. Dénoncer est une chose, énoncer en est une autre.

La danse est un art qui va au-delà du discours pour signifier qu’il n’y a pas de vérité. Seulement des constructions de la réalité.

«Can we talk about this ?» m’a insulté.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Can we talk about this ? » de Lloyd Newson au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne de Paris. Du 28 septembre au 6 octobre 2011.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Claude Régy largue mes amarres.

Alors que nous sommes dans la file d’attente, l’intensité de la lumière du hall diminue, signe que nous allons bientôt entrer dans le théâtre de la Ménagerie de Verre. Au deuxième rang, un homme murmure…

«Chut».

Interloqué, je me retourne. Il recommence. Peine perdue. Les spectateurs poursuivent leur conversation comme s’il leur fallait écoper ce trop-plein de mots qui, dans cette salle, font bruit.

«Chut..».

Je reconnais le metteur en scène Claude Régy qui présente ce soir «Brume de Dieu» d’après le roman «Les oiseaux» de Tarjei Vesaas. Je prends ma tête entre mes mains puis murmure à mon tour…

«Chut»?

Un frisson me traverse. Je suis Spectateur.

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Puis il arrive…de loin. Des profondeurs, le plafond est si bas. Pas à pas, par sa présence, il impose le silence. Je le distingue peu à peu. La lumière est d’aurore. Il est brume. Il est là, de l’autre côté, à quelques centimètres de moi…la ligne est infranchissable. Je suis insubmersible. Il s’appelle Mattis et vit auprès de sa soeur Hege dans un petit bourg de Norvège. Sa langue est étrange, de celle qui n’est pas structurée pour la conversation. Dans la France d’aujourd’hui, il serait inaudible, probablement soigné pour inaptitude d’autant plus qu’il sait parler aux oiseaux à partir de leur langage. Je m’accroche à ses mots, que je comprends à peine. Suis-je à ce point formaté pour ne plus savoir entendre le  bruit des vagues d’une langue? Elle nous vient de loin, de là où nous l’avons enfoui sous un tas de normes.

Il émerge. Il nous revient. Sur sa barque, il se souvient et parle à sa soeur; il évoque un passé à jamais perdu; ses lèvres sont les rives d’un fleuve qui charrie les corps des mots, ses bras contiennent sa violence, ses pieds paraissent d’argile pour les soulever et faire entrer l’horizon dans le théâtre.

De mon siège, je m’avance et je recule, dans un va-et-vient incessant que je ne contrôle plus. Est-ce le bercement, ce mouvement par qui l’unité s’invite ? Le rythme s’accélère. Je tangue sur sa barque. Il faut me calmer et m’adapter au flux. Son trop-plein crée mon vide que je me dois d’apprivoiser.

Ses yeux s’emplissent d’eau et creusent un trou dans sa barque.

Il m’embarque.

Il écope l’eau. Il recule, se couche à terre, se relève, puis de dos, il retourne délicatement sa tête vers nous, tel un phare qui éclaire la frontière. Au-delà, un territoire. Celui du corps, celui du sujet.

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L’acteur Laurent Cazanave se métamorphose comme si l’eau fluidifiait ses membres pour musicaliser ses mots. Le corps a sa tête.

Il crie le nom de sa soeur avec la force d’une bombe à fragmentation qui me fait littéralement sauter de peur. Je cauchemarde. C’est le cri de la naissance.

Peu à peu, j’entre dans le corps de Mattis. Je vois par ses yeux. Les lumières éclairent le lac, et tout s’apaise. Me voilà amarré sur son île.

 «Chut».

Il a disparu.

Je suis Spectateur-sujet.

Pascal Bély- Le Tadorne

Claude Regy sur le Tadorne: “Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

«Brume de Dieu » par Claude Régy, à la Ménagerie de Verre du 15 septembre au 22 octobre 2011 dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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LES EXPOSITIONS Vidéos

Toulouse 1-Lyon 1

Il n’y a rien de spectaculaire. Les murs des différents lieux d’exposition du Printemps de Septembre de Toulouse sont aérés, presque poreux. Le spectateur n’est pas assiégé par une offre pléthorique. Cette année, le projet est à l’économie, pour amplifier le sens. Et c’est plutôt réussi. “Le Printemps” de la Biennale de Lyon se prolonge à Toulouse.

Léger, je parcours les salles : je ne ressens aucune pression. J’ai le temps d’entrer en relation  avec chaque artiste dans un espace protégé où l’on ne me demande rien. Les médiateurs peuvent toujours tenter une approche, c’est peine perdue. Je ne suis pas le bon client (mais en existe-t-il ?)

C’est aux Jacobins où ce processus est le plus puissant. Deux masques et un miroir de Simon Strarling vous accueillent pour jouer à cache-cache avec les symboles du théâtre traditionnel japonais. Plus loin, l’espace est consacré au chorégraphe Tatsumi Hijikata où deux spectacles sont diffusés (dont l’extraordinaire Hosotan, crée en 1972). Tandis que je m’assois à terre pour ressentir cet univers qui m’est inconnu, les ombres des spectateurs entrant et sortant aux Jacobins se projettent dans le film à partir d’un astucieux décor de théâtre (celui de Hijitaka) reconstitué pour la circonstance. Par un étrange hasard, nos corps sont acteurs et amplifient le contraste : la danse n’a jamais été aussi contemporaine.

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À l’espace EDF-Bazacle,  les dessins et peintures de Josh Smith créent une atmosphère d’écoute impressionnante. Ses poissons font symboles et captivent, car notre imaginaire provoque les mouvements. Ils nous glissent dans les yeux, explorent l’univers sous-marin, s’en extirpent pour nous restituer sa magie. Peu à peu, le spectateur est un poisson qui se faufile entre les dessins posés sous verre sur des tables et les tableaux. L’exposition jubilatoire de Josh Smith illumine ce Printemps.

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Tout comme celle proposée aux Abattoirs où je plonge également dans un océan de couleurs. Les oeuvres de Joe Bradley sidèrent parce que ses traits chaotiques font émerger des formes à l’infini. C’est beau car le sensible est le signe d’une exigence artistique exceptionnelle.

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Au bouillonnement de Joe Bradley, répond l’explosion maîtrisée de Chris Johanson : ici, le feu d’artifice implore la vie et j’y crois. Même lorsqu’une salle plus loin, la terre lunaire de Karla Black en refroidit plus d’un. Le sol semble irradié, où ne subsistent que quelques traces d’une architecture enfouie. Cette oeuvre est lumineuse parce qu’elle questionne le rapport au vide. Elle n’est pas sans me rappeler le territoire de l’inconscient où la parole peut dévoiler les marques indélébiles de l’enfance.

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Est-ce un hasard si  quelques salles plus loin, de petites chaises font face à de petits tableaux ? Paul Thek m’intrigue, car je dois me mettre à hauteur d’enfant pour contempler ses peintures à l’aspect naïf. La poésie surgit de cette posture et m’emporte. Le norvégien Fredrik Vaerslev a plutôt choisi d’enfouir ses oeuvres dans la neige et nous rend témoins de la découverte de ce territoire artistique. Le résultat est assez surprenant : on scrute ce qui est du peintre et du temps sans qu’il soit possible de les différencier (l’un répondant à l’autre ?). J’y vois la métaphore d’un travail sur soi où le temps d’acquisition des processus fait son oeuvre…

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Les peintures d’Alex Hubbard semblent s’inscrire dans ce temps si particulier, proche de la contemplation. Des bulles d’air parsèment ses tableaux et nous offrent la respiration nécessaire pour oser s’y aventurer. La profondeur des couleurs est hypnotique et s’y dessine ici aussi, nos territoires imaginaires. Splendide.

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La force de ce Printemps est de mettre en dialogue les oevres avec le lieu qui les accueille. Au sous-sol de l’Espace Écureuil, les couleurs de Jim Drain contrastent avec l’obscurité du lieu. De la vaisselle cassée prisonnière d’un grillage, des mannequins pris dans les (grosses) ficelles du consumérisme, métaphorisent ce qu’en sous terrain nous préparons : une révolution. Au sous-sol du Château D’eau, Ei Arakawa propose une série d’oeuvres sur les matières où le plastique se fige dans une gelée, à moin
s qu’elle ne rende friable le sol de verre. Troublant. À la Direction Régionale des Affaires Culturelles, le totem de Thomas Houseago vous prend de haut, défie l’espace et vous invite à interroger vos interprétations symboliques. Plaisant.

Plus loin, dans un hall, une série de vidéos est projetée dans le cadre du Festival International des Ecoles d’Art. Vous aurez peut-être la chance de voir celle de Mohamed Bourouissa. C’est un dialogue entre l’auteur et un ami en prison. L’un envoie des recharges de batterie pour le portable, l’autre filme son quotidien de prisonnier (à partir de 2’50). L’un donne quelques consignes de tournage, l’autre les suit puis s’en émancipe pour nous restituer ses oeuvres d’art. Le dialogue par langage SMS est une série de petits poèmes, comme en sous-titres pour apprivoiser l’univers carcéral. La mauvaise qualité technique s’efface à mesure que le propos tend vers l’Oeuvre.

Le téléphone portable… pour rêver d’un printemps des poètes.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Le Printemps de Septembre de Toulouse, jusqu’au 16 octobre 2011.

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Eugénie Rebetez, Gina : un morceau d’humanité.

Le spectacle “Gina” d’Eugénie Rebetez est programmé à la Maison de la Danse de Lyon du 5 au 7 octobre 2011. Fortement conseillé par   Jérôme Delatour, d’Images de Danse dont nous reproduisons l’article écrit en novembre dernier.

Celle qu’on n’attendait pas. Une vraie surprise. Un mail du Centre culturel suisse l’autre jour, “Eugénie Rebetez, Gina, du tant au tant”, un extrait sur YouTube : tiens, ça a l’air pas mal… Et puis c’est une Jurassienne. Mon papa est jurassien, et on ne parle pas assez du Jura, sorti du vin jaune et de la saucisse de Morteau. J’y vais !

Avec ce premier solo, dont la tournée est programmée jusqu’en octobre 2011 déjà, Eugénie Rebetez signe un sidérant petit ovni, sorti de nulle part.
L’idée est simple : Eugénie Rebetez aime la vie et ça se voit. Eugénie aime la danse, en fait depuis toute petite, bien qu’elle n’ait pas tout à fait le physique d’une ballerine. Elle a envie d’en parler, de mettre cela en scène ; elle crée le personnage de Gina, une sorte de surmoi rêvant gloire et beauté, double, paradoxal, à la fois enjôleur et inquiétant.

Et ça marche ! Elle aurait pu jouer la ronde rigolote, ou bien entonner le discours convenu, platement castrateur de l’acceptation des différences. Mais, très subtilement, elle dépasse allègrement tout cela en donnant à voir un corps monstrueux – non par sa chair à faire pâmer Rubens, mais par son étrangeté irréductible.
Sur la scène minuscule du Centre culturel suisse, comme proportionnée au pays, elle joue d’une multiplicité de registres (cabaret, danse, performance, comique) et de langues (français avec ou sans accent jurassien, allemand, anglais) ; autant de territoires qui se succèdent pour mieux dérouter.

Car Gina-Eugénie est lourde d’ambiguïtés. Gina est un personnage de fiction, mais son corps est bien celui d’Eugénie. De son côté, Eugénie assume. Elle se croque en poule noire et blanche, en autruche, en baleine sur la voix sublime de la Callas période maigre. Elle se moque de ses rondeurs, se joue des préjugés, rajoute une louche de lourdeur flasque et de raideur maladroite ; fredonne avec une insoutenable légèreté “Ich liebe mein Leben [j’aime ma vie], tip top tip top”. Elle s’aime. Et clame très justement : “I want to express my emotional body”.
D’une certaine façon, par son corps bruyamment assumé, par le recours à la chanson, par sa façon de secouer le cocotier des conventions et de la performance normée, Eugénie Rebetez me rappelle les shows d’Ann Liv Young : elle met juste plus de douceur, de discrétion et de charme dans la revendication. Peut-être parce qu’elle vit en Europe, et qu’ici, malgré tout, le rapport au corps est moins conflictuel qu’aux Etats-Unis, ne dicte pas la même âpreté.
De l’autre côté il y a Gina, dans sa petite robe noire qui lui va si mal. La provinciale sous cloches, retranchée dans son ch’ti de l’Est, nulle mais attachante.  D’un bout à l’autre de la pièce, Gina semble traversée par un fantasme de disparition : derrière le rideau, sous le rideau, derrière un mur, la tête dans un sac. “Bientôt je m’en vais”, finit-elle par lâcher comme pour nous rassurer. Gina vit aussi dans l’obsession de la chute des corps, de la faillite. Même le micro, phallique comme il se doit, que tantôt elle empoigne fougueusement, tantôt couvre d’une veste pudique, retombe devant ce corps supposément trop gras.
Si le public rit volontiers, car elle s’expose avec un aplomb confondant, Eugénie compose avec Gina une figure primitive, aux limbes de l’homme. Un corps désaccordé, frère de l’animal et du forcené, bégayant comme une machine voilée ; un précis de décomposition, de morcellement qui, d’une facette à l’autre, déploie l’interstice, nos archaïsmes domestiqués. Quand les paillettes de la renommée sont retombées, comment composer avec ce corps revêche, ce temps revêche, ces objets inertes qui refusent de se plier à nos désirs ? A l’apparente normalité de l’homme sociable, poreux aux rêves factices, Eugénie Rebetez oppose l’animalité sauvage, désespérément solitaire.
Dans ce corps et cette âme-là, gros et minces, extravertis et timides trouvent à se reconnaître. Avec de l’énergie pour quatre, l’oeil toujours gourmand et malicieux, Eugénie Rebetez nous fait vivre une expérience totalement gaie, fraternelle et humaine. Merci à elle.

Jérôme Delatour – d’Images de Danse

Gina, d’Eugénie Rebetez, a été donné au Centre culturel suisse du 26 au 30 octobre 2010.

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OEUVRES MAJEURES

Carlotta Sagna, folle à nous lier.

Elle est là et nos quelques repères sur la distinction supposée entre théâtre et danse volent en éclats. D’avoir longtemps séparé les disciplines par rationalisme abrutissant, elle nous (re)vient pour recoller les morceaux. Sur cette scène qui nous apparaît immense, elle abat les cloisons et créée une porosité entre les langages, devenue le temps d’une pièce, un trésor poétique, un moment subversif immatériel alors que tout s’achète au dehors. Ce soir, Carlotta Sagna, est notre « fou » pour que nous retrouvions la raison de ne pas céder aux sirènes des classifications abêtissantes.

Alors qu’elle surgit des coulisses à l’image du poète que l’on aurait tort d’avoir autant isolé voire rejeté, elle danse sur une scène dépourvue de décor à l’exception de sa chemise, où une broderie inquiétante et intrigante parcours son épaule tel un tatouage pour finir sur sa poitrine. Elle a un beau pantalon noir et des chaussures marron. Pourquoi donc s’attacher à ces détails ? Parce qu’elle est d’une élégance profonde, celle qui vous accueille avec respect, où la beauté s’incarne dans la douceur supposée d’un tissu comme une porte ouverte vers le chaos du dedans. Carlotta Sagna est belle. Profondément. Au moment même où le laid, le superficiel, s’immisce dans le discours politique sur la différence.

Elle porte son propos sur la folie du sensible et métamorphose son corps en surface de divagation pour que nous puissions nous perdre un peu. Alors qu’elle évoque sa différence et nos rationalismes qui l’enferment un peu plus, ses mains sculptent son corps à travers le tissu et transforme notre regard de spectateur pour aller au-delà des apparences. Parce ce qu’elle est « juste pas assez psychotique pour pouvoir rire quand elle veut ! », elle prend soin de sa danse pour ne pas la caricaturer.  Tandis qu’elle répète inlassablement des mots de son dictionnaire intérieur callé à la lettre « a », on devine à travers son visage étiré et déformé, comment notre société normative fait crier le corps à partir d’une violence du quotidien que l’on ne voit même plus.

Cette femme, douce et intranquille, nous parle du contrôle du comportement que nous lui imposons au moment même où nous découvrons comment le corps et les mots moulés dans des prêts à penser effrayants (dans l’entreprise, au sein même des familles, dans les réseaux sociaux) conduisent à la mort.

Seule sur scène, elle danse nos désarticulations pour opérer la rencontre : elle et nous, sommes fait de la même matière, celle du sensible, du beau, du chaos, d’histoires enchevêtrées dont nous seuls avons une partie du secret qui les relie. Elle remonte ses bras vers sa poitrine, les écarte, ouvre ses mains, et le corps poétique gagne la bataille contre la norme. Elle nous encercle, nous enrôle, nous ensorcelle, disparaît, revient puis la lumière se fait hypnotique, où l’on ne perçoit plus le noir, du blanc, mais une couleur : celle d’une rencontre, unique, implacable, « incasable », inoubliable.

Avec « Ad Vitam », les disciplines s’unissent par la magie de l’écrivain qui danse. Jusqu’à preuve du contraire, aucun rationalisme n’en viendra à bout. Même le plus fou.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Ad Vitam » de Carlotta Sagna  au Manège de Reims le 6 décembre 2009 dans le cadre du festival « Reims Scène d’Europe ».  A lire une autre belle critique sur Danzine.