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« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus »

Il est assis à côté de moi. Costume noir. Impeccable. Il bouge à peine. Raide comme un bâton. Étrange posture avant un spectacle de danse. Je remue sans arrêt. Tendu. Puis un homme arrive sur scène. Tel un chef d’orchestre, il fait lever huit personnes dans le public qui à tour de rôle clament “je me souviens”, en hommage à Georges Perec. Les souvenirs fusent comme des tirs de feu d’artifice. J’ai envie de participer (“je me souviens de mon premier spectacle de danse»). L’homme à côté décline sa poésie en espagnol. Il parle fort. Il faut que ça sorte. La mémoire vive se met en mouvement.

Spectacle vivant.

Spectateur déjà presque debout comme si nous devions nous mettre en jeu : ne rien en attendre, mais entrer dans la danse !

Montpellier Danse nous fait là un beau cadeau : programmer l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée par la chorégraphe Anne Collod. Une pièce matrice de la danse contemporaine à l’image de cet échafaudage dans lequel dix danseurs se glissent pour transformer la structure métallique en espace quasi végétal. Une oeuvre majeure pour ceux qui se questionnent sur la réforme de notre société et nos façons de penser l’évolution pour sortir d’une vision monolithique du progrès. La chorégraphie d’Anna Halprin résonne particulièrement avec notre contexte : nous sommes saturés de murs, de cités imprenables, d’ossatures en béton, aux mains des techniciens experts qui supportent les parties sans mettre en mouvement le tout. Le peuple n’a plus qu’à taper des pieds et faire entendre le vacarme de sa plainte. Il y en aura toujours pour leur donner l’estrade.

Mais l’enjeu est ailleurs : il nous faut réhumaniser ce que le progrès a compartimenté. C’est ainsi que les danseurs se délestent peu à peu de leur costume (l’habit ne fait-il que le moine?) pour quitter leur petite scène d’un jour, leur posture et créer le mouvement à partir d’une pose poétique. Cela pourrait durer indéfiniment parce que l’accueil, la rencontre se dansent. Ma joie monte crescendo alors qu’un défilé se met en place avec au sol, des objets de notre société consumériste. Les corps s’en saisissent et la métamorphose s’opère : l’humain supporte le poids. L’Oeuvre est en jeu. L’Art, au-delà de tout.
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«Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus» affirmait Pina Bausch dans le film de Wim Wenders, «For Pina». Anna Halprin l’a précédé. Alors, ils dansent et s’emparent de toute la machinerie théâtrale pour faire vibrer les pores des murs à partir de «niches» de résistance qui nourrissent le solide par le liquide de la pluridisciplinarité (le cirque s’entremêle à la danse). Ici, la technique (échelle, projecteurs, passerelle) est au service d’une chorégraphie groupale dont le mot d’ordre serait : «mouvementons, mouvementons, sinon nous sommes exclus».  Peu à peu la tension monte parce que ces humains défient la matérialité pour préférer le processus qui crée l’interdépendance. Ils réinventent le «comment» pour sortir de notre hystérie de l’attachement au «quoi». Tout s’articule, tout s’amplifie pourvu que cela soit au profit du vivant : ils peuvent à nouveau revenir vers nous, sans bruit, en rang et se déshabiller sans nous quitter du regard. Le temps de l’humain prend son temps. La nudité spectaculaire et honteuse laisse la place au tableau : je le ressens comme une victoire contre l’oppression du vertical et de la morale, du faire à tout prix, du mot qui dirait tout.
C’est ainsi, qu’en 1965, Anna Halprin (re)définissait la modernité à partir du geste, du positionnement créatif. La dernière scène emporte tout : tandis que le bruit crée le mouvement, les corps font du bruit.
Peu à peu, je me réveille, m’éveille, m’émerveille : la danse est un art total qui nous déshabille pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
Pascal Bély – Le Tadorne.
A lire aussi le regard de Guy Degeorges d’Un soir ou un autre.
Les photos sont de Jérôme Delatour. A lire son regard sur Images de Danse.
« Parades and changes, replay in expansion » d’Anna Halprin et Morton Subotnick réinterprété par Anne Collod avec Nuno Bizarro, Anne Collod , Yoann Demichelis, Ghyslaine Gau , Ignacio Herrero Lopez, Saskia Hölbling , Chloé Moura, Laurent Pichaud, Fabrice Ramalingom, joué au Théâtre de Grammont dans le cadre de Montpellier Danse le 20 avril 2011.